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Regard critique · Justice sociale

Migrations

Le regroupement familial, entre Kafka et Big Brother

La Fondation Roi Baudouin fait le point sur la réalité du regroupement familial au-delà des clichés et des polémiques.

25-06-2011 Alter Échos n° 318

Ces dernières années, le regroupement familial est devenu un sujet politiquement sensible. La Fondation Roi Baudouin sort le dernier volet d’une étude qui fait le point sur laréalité de ce phénomène. Au-delà des fantasmes et des idéologies de tous bords.

Il y a trois mois, Afaz, enceinte de seize semaines, se voyait refuser le droit d’épouser Georges, un fonctionnaire bruxellois. Lors de l’enquête, la jeune femme n’avait pas purépondre à une question de la police concernant l’endroit où son compagnon avait acheté sa bague de fiançailles. Georges, qui avait dégoté le bijousur eBay, n’avait pas osé le lui avouer. Et comme le couple ne dormait pas sur un matelas de deux places, mais sur deux matelas d’une place, il n’en fallut pas plus à l’Office desétrangers pour envoyer la future maman en centre fermé… L’histoire à l’époque a fait grand bruit dans les médias. Même La Dernière Heure s’estd’indignée de la façon dont fut traité le couple.

Si les mariages blancs sont une réalité que l’on ne peut ignorer, la lutte contre les fraudes est devenue une véritable obsession. Ces dernières années, leregroupement familial a été au centre de vifs débats politiques. A plusieurs reprises – en 2006, en 2007 et en 2011 –, la législation a étémodifiée pour introduire des conditions plus strictes.

Dans ce contexte sensible, la Fondation Roi Baudouin (FRB)1 vient de publier le dernier volet d’une étude2 dont l’ambition est de faire le point sur laréalité du regroupement familial au-delà des clichés et des polémiques. Après avoir traité le chapitre législatif et statistique, la FRB adonné la parole aux migrants et aux acteurs de terrain. Juristes, diplomates, policiers, magistrats, fonctionnaires de l’Office des étrangers, représentants du mondeassociatif, au total ils ont été une centaine à partager leur expérience. « Cela fait plusieurs années que le regroupement familial est devenu l’objetd’un débat essentiellement idéologique. Mais un débat qui ne repose pas sur une image concrète de la situation. Qui sont ces personnes, quel est leur profil, leurparcours ? C’est ce qu’on a cherché à comprendre », explique Fabrice de Kerchove, responsable de projet, précisant toutefois que ce travail a commencé avant ladernière polémique au Parlement sur le durcissement du regroupement familial et qu’il est indépendant de celle-ci.

Durcissement sur le regroupement familial

En mai 2011, MR, VLD, N-VA, CD&V et PS ont voté un texte réformant la loi sur le regroupement familial en commission intérieure à la Chambre. L’objectif àpeine caché est de tarir les flux migratoires en suspectant par avance le regroupement familial d’être dévoyé par des migrants économiques (lire l’éditorialAlter Echos n° 315 : « Feu àvolonté sur le droit des étrangers »). La loi introduit des conditions plus restrictives. Pour faire venir leur famille, les Belges (sous-entendu d’origine marocaine, turqueou autre) devront prouver un revenu équivalent à au moins 120 % du revenu d’intégration sociale et disposer d’un logement décent. Le Conseil d’État a rendu unavis très critique sur ce texte, estimant que plusieurs dispositions comme l’assimilation des Belges aux ressortissants non européens ne sont pas conformes au droit et à lajurisprudence européens.

Méfiance mutuelle

Ce qui frappe à la lecture de l’étude, c’est la méfiance qui règne de part et d’autre. D’un côté, les lois sont de plus en plus strictes et lescontrôles de plus en plus intrusifs. De l’autre, les migrants vivent de plus en plus mal cette situation. On met en doute les documents qu’ils produisent, les actes de naissance de leursenfants, la réalité de leur mariage. Face à la lenteur et à la complexité de la procédure, des personnes qui auraient droit au regroupement familial enviennent parfois à préférer des moyens détournés, voire illégaux, pour entrer et rester en Belgique comme, c’est un comble, des mariagesarrangés ! « C’est sans doute des situations un peu extrêmes, mais cela donne une idée de la façon dont ces personnes peuvent ressentir lasituation », commente Fabrice de Kerchove.

Ce climat de suspicion généralisé n’est pas sans influence sur l’intégration de ces migrants qui, par ailleurs, vivent souvent dans une situationparticulièrement fragile sur le plan économique et social. « Pendant trente-cinq ans, on m’a collé toutes sortes d’étiquettes : travailleurimmigré, migrant, allochtone, nouveau Belge et nouvel arrivant. Aucun de ces termes n’a de définition réellement claire. En fait, on vous pousse dans un coind’où nous finissons par considérer comme hostile tout ce qui n’appartient pas à notre propre monde. Cet état d’esprit « nous contre eux » se retrouve chezpas mal de jeunes d’origine immigrée », témoigne un participant à l’étude.
« Quelqu’un qui arrive ici s’attend vraiment à être accepté. Cette personne cherche à l’intérieur de la famille et de lasociété des signes qui lui prouvent que c’est le cas. Ce devrait plutôt être à la société de montrer que les personnes arrivant dans le cadre duregroupement familial sont les bienvenues. Parce que quand quelqu’un se sent désiré, il commence à faire des plans d’avenir », pointe pour sa part un assistantsocial.

En pointant ces effets pervers, l’étude ne remet nullement en cause la nécessité de prendre des mesures pour lutter plus efficacement contre l’instrumentalisation duregroupement familial et les abus tels que les mariages simulés ou la traite des êtres humains. Mais elle démontre la nécessité de renforcer la cohérenceentre les procédures de regroupement familial, la politique migratoire et les politiques d’intégration. « Les acteurs de terrain préconisent en particulier queles nouvelles modalités ou modifications de la législation fassent l’objet d’un examen préalable quant à leur applicabilité et à l’impactqu’elles sont susceptibles d’avoir sur l’intégration des migrants et de leurs familles », peut-on lire entre autres recommandations.

Trois questions à Fabrice de Kerchove, responsable de projet à la Fondation Roi Baudouin

Comment le regroupement familial s’est-il enfermé dans cette spirale de méfiance mutuelle ?

À l’origine, le regroupement familial a été mis en place pour inci
ter les migrants venus travailler chez nous à se sédentariser pour éviter le dumpingsocial entre les pays européens. Depuis l’arrêt de l’immigration par le travail, en 1974, c’est devenu la principale porte d’entrée de la migrationlégale. Mais l’état d’esprit a changé. Ce qui est avant tout un droit, celui de vivre en famille, est désormais perçu comme une concession ! L’opinion publiquese méfie. Les médias mettent en évidence les cas d’instrumentalisation comme les mariages forcés. Les politiques se durcissent. Tout cela crée un climat deméfiance qui renforce la vulnérabilité des migrants. C’est un cercle vicieux.

Comment interpréter les résultats de l’étude au regard du vote récent au Parlement ?

Un des constats, c’est que la procédure a un impact sur le processus d’intégration des personnes. C’est pourquoi les acteurs de terrain demandent que l’impact des nouvellesmodifications de la législation fasse l’objet d’un examen préalable et d’une évaluation attentive.

Au-delà du sentiment de méfiance, il y a aussi le risque de complexifier la procédure ?

L’étude montre que la surabondance de textes entraîne une grande complexité juridique. Avec les nouvelles modifications, il y a un risque de multiplier les recours. Et derenforcer la tension qui existe déjà entre une législation de plus en plus contraignante et une jurisprudence plutôt protectrice pour les candidats au regroupement. Plus derecours, cela signifie aussi une procédure plus longue, plus coûteuse, plus complexe.

Kafka à la belge

En trente ans, la législation sur le regroupement familial a été modifiée à 250 reprises environ. « La loi de 1980 concernant l’immigration estdevenue une véritable horreur ! », s’est exclamé un participant lors d’un focus groupe.

Le cadre légal en matière de regroupement familial est extrêmement lourd et complexe. On imagine sans peine les conséquences que cela peut avoir tant pour les famillesque pour les fonctionnaires chargés d’appliquer le droit. Entre autres absurdités, l’étude cite l’exemple d’une migrante originaire des Philippines qui s’est vu demander de fairepreuve dès son arrivée sur le territoire de son inscription auprès d’une mutualité alors que les règles légales relatives à lasécurité sociale exigent un séjour de trois mois minimum pour toute affiliation de ce type.

Pour ne rien arranger, chaque administration, chaque ambassade, chaque police, chaque commune, chaque service, a tendance à appliquer les règles à sa sauce, laissant la plusgrande place à l’arbitraire. « Ce qu’on peut regretter, ce sont les décisions extrêmement stéréotypées, très peu adaptées àla situation effective, comme on peut le voir dans les motivations souvent sans aucun rapport avec la réalité de terrain. On peut dès lors avoir le sentiment qu’ellesrépondent plus à une politique migratoire qu’à un examen attentif des arguments avancés », souligne un juriste.

Rien d’étonnant à ce que, au bout du compte, la procédure se révèle incroyablement longue et fastidieuse. La durée moyenne de la procédure est dedouze mois, mais il n’est pas rare que des dossiers s’éternisent jusqu’à trois ans. Ou plus.

Les bons conseils

La Fondation Roi Baudouin relève une série de recommandations qui semblent obtenir un consensus au sein des acteurs consultés :
• renforcer la cohérence entre les procédures de regroupement familial, la politique migratoire et les politiques d’intégration
• évaluer l’impact que les nouvelles mesures législatives sont susceptibles d’avoir sur l’intégration des migrants et de leurs familles
• mettre à disposition de tous les intervenants une information claire et accessible. Prévoir la formation continue des acteurs concernés
• mieux organiser l’encadrement des candidats au regroupement dans le cadre de la procédure et un accueil spécifique pour les primo-arrivants. Prévoir un suivipersonnalisé en milieu scolaire.

1. Fondation Roi Baudouin :
– adresse : rue Brederode, 21 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 511 18 40
– courriel : info@kbs-frb.be
– site : www.kbs-frb.be
2. L’étude complète est téléchargeable sur : www.kbs-frb.be/pressitem.aspx?id=282186&LangType=2060

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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