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Regard critique · Justice sociale

Asile

Visas humanitaires: la bataille est européenne

Est-il possible de contraindre un État à délivrer des visas pour des raisons humanitaires? Derrière le cas médiatisé d’une famille syrienne au visa humanitaire systématiquement refusé par Theo Francken, c’est une intense bataille juridique qui se mène. Elle sera tranchée par la Cour de justice de l’Union européenne.

Est-il possible de contraindre un État à délivrer des visas pour des raisons humanitaires? Derrière le cas médiatisé d’une famille syrienne au visa humanitaire systématiquement refusé par Theo Francken, c’est une intense bataille juridique qui se mène. Elle sera tranchée par la Cour de justice de l’Union européenne.

C’était le mauvais feuilleton des fêtes. Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, s’obstinait dans son refus de délivrer un visa humanitaire à une famille syrienne, bloquée dans la région d’Alep. Les trois décisions du Conseil du contentieux des étrangers (CCE) annulant le refus de visa décidé par son administration ne l’impressionnaient guère. Le fait que cette même juridiction demande à l’État de délivrer un visa, compétence considérée comme discrétionnaire, avait même tendance à l’agacer. D’où sa volonté à ne pas respecter les décisions de justice, à contre-attaquer tous azimuts et à refuser le paiement des astreintes auxquelles l’avait condamné la cour d’appel de Bruxelles (la Cour de justice a ensuite décidé de suspendre cette décision le 15 décembre).

Derrière le style matamoresque du secrétaire d’État, une bataille juridique intense a lieu. Est-il légalement possible de contraindre un État à délivrer un visa «humanitaire»?

La souveraineté est-elle limitée?

Un visa est un document qui permet d’entrer et de séjourner sur le territoire d’un État. C’est donc l’État qui décide à qui l’octroyer. Il peut par exemple délivrer des visas pour des raisons «humanitaires», sans que ce terme ne soit clairement défini –, il n’est d’ailleurs pas présent dans la loi belge. Il peut s’agir de visas long séjour, donc d’une validité de plus de trois mois, ou de visas court séjour.

«La Cour de justice devra répondre à cette question: est-ce une obligation, dans certaines situations, de délivrer des visas?», Kris Pollet, de l’ONG Ecre

La Belgique, comme le rappelait Myria dans une note de novembre 2016, en a délivré 849 en 2015, dont 725 pour de «courts séjours». Une majorité de ces visas ont bénéficié à des ressortissants syriens. Parmi les heureux élus qui ont pu venir légalement en Belgique, on compte les 244 chrétiens de Syrie qui furent secourus à l’été 2015. L’obtention de ces visas leur a permis de demander l’asile en Belgique.

«Des visas humanitaires sont donc délivrés, rappelle François De Smet, directeur de Myria. Le problème est qu’il n’existe aucun critère quant à leur délivrance. Sans remettre en question le caractère discrétionnaire de l’octroi de visas, on pourrait imaginer que cette pratique soit cadrée.»

Une vision à laquelle adhère Jessica Bloomaert, du Ciré: «La pratique pourrait être balisée en spécifiant dans quelles conditions on devrait envisager de délivrer un visa. Par exemple lorsque les personnes courent un danger et ont un lien avec la Belgique, s’ils y ont des amis, des membres de la famille.»

Ouvrir des voies d’accès

La délivrance de visas humanitaires, notamment à des Syriens, est l’une des revendications des défenseurs des réfugiés autour du monde. Vanessa Saenen, du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le rappelle: «L’Union européenne doit offrir des voies légales d’accès à son territoire pour que les gens puissent demander l’asile en évitant d’avoir recours aux passeurs, aux trafiquants d’êtres humains. Les visas humanitaires, tout comme le regroupement familial ou la réinstallation, doivent être davantage envisagés, ne serait-ce que pour éviter les voyages périlleux et les noyades en Méditerranée.»

Comment respecter le droit d’asile si l’on empêche par tous les moyens d’accéder au territoire de l’Union européenne, sans entrouvrir une porte d’accès? «Il devient difficile d’expliquer que les demandeurs d’asile ne peuvent pas tenter leur chance via la Turquie puis les Balkans tout en n’organisant pas un accès plus équitable à ceux qui veulent venir légalement, rétorque François De Smet. Cette famille syrienne dont on a tant parlé ne s’impose pas sur le territoire belge. Elle tente de venir légalement sans recourir aux passeurs, et elle n’essuie que des refus. En agissant ainsi, on vide la Convention de Genève de sa substance.»

Un contentieux au Conseil

Dans le bras de fer médiatisé entre Theo Francken et la fameuse famille syrienne, le Conseil du contentieux des étrangers a joué un rôle d’importance. La juridiction a annulé à trois reprises les refus de visas de l’Office des étrangers. La décision de l’administration n’était pas motivée et ne répondait pas aux demandes spécifiques concernant le danger encouru par cette famille, ont estimé les juges.

Derrière ces annulations se cache une division profonde au sein Conseil du contentieux des étrangers. Une partie des juges prétend que l’octroi des visas est et doit rester une compétence purement discrétionnaire de l’État. D’autres pensent au contraire que des obligations internationales s’imposent à la Belgique en matière de visas, par exemple lorsque la vie ou la sécurité de futurs demandeurs d’asile est en danger imminent. Ces obligations sont essentiellement le respect de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) qui prohibent la torture et les traitements inhumains ou dégradants. «Il s’agit de trouver un équilibre entre pouvoir discrétionnaire et l’engagement absolu des États à respecter l’article 3 de la CEDH», explique Jessica Bloomaert.

Les juges du Conseil du contentieux des étrangers (CCE), réunis en assemblée générale le 8 décembre dernier, ont tenté de trancher la question. Ils statuaient dans une autre affaire de Syriens qui avaient reçu une décision négative à leur demande de visa humanitaire. Pour eux aussi le danger était imminent. Eux aussi pouvaient se prévaloir de liens avec la Belgique.

Mais le CCE n’a pas su trancher. Les juges ont renvoyé la patate chaude vers la Cour de justice de l’Union européenne; car c’est surtout à ce niveau que l’affaire se joue.

L’Europe attendue au tournant

Selon Kris Pollet, de l’ONG Ecre (European Council on Refugees and Exiles), «la Cour de justice devra répondre à cette question: est-ce une obligation, dans certaines situations, de délivrer des visas?» L’impact de cette décision touchera tous les États européens.

La supra-juridiction devra faire l’exégèse du code Schengen et en particulier celle de son article 25. C’est dans ce texte, qui prévoit une dérogation au régime commun des visas, que l’on trouve la base du concept de «visa humanitaire» de court séjour. Le problème, c’est que le texte est flou.

On peut lire qu’un visa à validité territoriale limitée (donc n’autorisant pas à voyager dans tout l’espace Schengen, NDLR) «est délivré […] dans les cas suivants. Lorsqu’un État membre l’estime nécessaire, pour des raisons humanitaires […] ou pour honorer des obligations internationales».

Difficile de s’y retrouver, car les «raisons humanitaires» ne sont pas détaillées. De plus, si on rappelle bien que les États ont des «obligations» internationales, le texte les relativise car c’est bien cet État qui, in fine, estime «nécessaire», ou pas, l’octroi du visa.

«Pourquoi ne pas imaginer un système de quotas? Comme cela se fait au Canada, avec l’engagement de la Belgique à délivrer par exemple 1.000 visas humanitaires par an.» François De Smet, Myria

Les juristes s’arrachent les cheveux. Pour bon nombre d’entre eux, le respect des obligations internationales incombe à l’État sur sa propre juridiction. Pour d’autres, l’obligation de respect de l’article 3 de la CEDH est tellement absolue que la demande de visa, couplée par exemple au lien que peut avoir le demandeur avec le pays en question, étendrait la notion même de «juridiction». L’État aurait dès lors une responsabilité à l’égard du futur demandeur d’asile qui s’adresse à lui pour obtenir un visa.

Car l’urgence est spectaculaire lorsqu’on parle de demandes adressées par des Syriens. Un refus pouvant conduire à la mort dans certaines régions de ce pays. «Quand la personne qui demande le visa entre dans les critères pour être reconnue comme réfugiée, on pourrait l’interpréter comme une limitation du niveau de discrétion des États», estime Kris Pollet.

Institutions dans l’expectative

La crainte de Theo Francken est qu’ouvrir une sorte de «droit» au visa humanitaire, permettant à des exilés de voyager vers la Belgique pour y déposer l’asile, créerait un appel d’air. «Il faut trouver un bon équilibre, admet François De Smet. L’idée n’est pas de dire que la Belgique doit accueillir tout le monde. Pourquoi ne pas imaginer un système de quotas? Comme cela se fait au Canada, avec l’engagement de la Belgique à délivrer par exemple 1.000 visas humanitaires par an.»

C’est peu dire que la décision des juges européens est attendue avec impatience. Et pas seulement en Belgique. Car, au niveau des institutions de l’Union européenne, ce sujet est tout aussi crispant.

Le Conseil de l’Union européenne (les États) et le Parlement européen travaillent depuis avril 2014 à la réforme du code Schengen. C’est justement la réforme de l’article 25 qui bloque toute avancée des discussions. Le Parlement européen souhaite clarifier ce que sont ces «raisons humanitaires» et faire de cet article un outil d’accession au territoire européen pour de futurs réfugiés. Les États ne veulent pas en entendre parler. On touche ici à leur fierté. C’est-à-dire… à leur souveraineté. La décision des juges pourrait donc aider les législateurs européens à dépasser leurs divergences.

Interview d’Olivier Clochard, géographe, membre du réseau Migreurop: «L’afflux massif de migrants en Europe est à relativiser», Alter Echos, 12 juin 2015, Manon Legrand.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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