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Regard critique · Justice sociale

Art et intégration sociale

Tutti Fratelli, 10 ans de théâtre artistico-social

Comment sortir les personnes défavorisées de leur exclusion sociale et leur redonner confiance? Par le théâtre pardi! C’est en tout cas le but de Tutti Fratelli, une troupe de théâtre anversoise qui fête ses 10 ans.

Comment sortir les personnes défavorisées de leur exclusion sociale et leur redonner confiance? Par le théâtre pardi! C’est en tout cas le but de Tutti Fratelli, une troupe de théâtre anversoise qui fête ses 10 ans.

Tout a commencé il y a environ 13 ans: l’Antwerps Platform Generatie Armen (APGA), une organisation qui accompagne les personnes défavorisées, a demandé à l’actrice Reinhilde Decleir de faire du théâtre avec une partie de son public, l’objectif final étant de proposer un spectacle dans le prestigieux théâtre Bourla à Anvers.

L’actrice flamande a fortement hésité à l’époque: «Je me posais des questions: les personnes ont-elles demandé elles-mêmes à faire du théâtre? Pour moi, on devait suivre des études pour devenir acteur… pourquoi veulent-ils en faire? Et en plus, le Bourla, c’est une très grande salle! Finalement, après de nombreuses discussions et cogitations, j’ai dit oui.»

Exister sur la scène anversoise

Après plus d’un an de répétitions, le jour de la première représentation arrive. Reinhilde n’oubliera jamais ce moment: «La salle était pleine à craquer, je ne m’y attendais pas. Le public était composé de personnes qui n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre. On aurait dit un opéra à l’italienne, tout le monde faisait des commentaires sur tout et sur rien. J’étais contente que ça ait fonctionné. Les gens pleuraient, riaient. C’était une expérience incroyable et à refaire!»

«Le public était composé de personnes qui n’ont jamais mis les pieds dans un théâtre. On aurait dit un opéra à l’italienne, tout le monde faisait des commentaires sur tout et rien», Reinhilde Decleir, comédienne et metteuse en scène

Les représentations se sont poursuivies pendant trois ans. Puis la direction du Bourla a changé, il n’y avait plus de place pour ce groupe. Elle s’est alors dit: «OK, c’est comme ça, je suis contente de l’avoir vécu.» Mais les membres de la troupe voulaient continuer même s’ils n’avaient plus d’endroit pour répéter. Plusieurs personnes se sont alors mises au travail pour relancer le projet. Elles ont trouvé un local du CPAS, de l’argent… Enthousiasmée par l’énergie déployée des personnes, Reinhilde a poursuivi l’aventure. Tutti Fratelli était né!

Un des vieux rêves de Reinhilde a refait surface: elle voulait mettre en scène L’Opéra de quat’sous. Cette pièce de Bertolt Brecht est une satire sociale contre le capitalisme où la justice et la morale sont bafouées. La corruption règne dans un milieu animé par l’appât du gain où se croisent mendiants, truands, prostitués… Une histoire intéressante pour jouer avec des personnes défavorisées.

Les premières représentations ont eu lieu dans les salles de théâtre d’Anvers Bourla et De Roma, et le projet a pris son envol. «J’avais l’ambition qu’on existe sur la scène théâtrale anversoise», assure Reinhilde. Dix ans après le lancement, pari réussi: d’Anvers à Gand en passant par Ostende, toutes les représentations sont rapidement sold out.

Un bâtiment à côté des banques

Le siège de Tutti Fratelli se trouve dans une maison de maître appartenant au CPAS située en plein centre d’Anvers. Reinhilde ne souhaitait pas se retrouver dans un endroit isolé: «Nous avons un bâtiment entre les banques et nous pouvons montrer nos têtes avec fierté.» Au départ, ils répétaient dans la cave, puis l’échevine des affaires sociales de l’époque leur a proposé d’occuper tout le bâtiment.

Les répétitions durent environ un an avant de pouvoir monter sur les planches. Ils commencent par deux soirées de deux heures par semaine avant d’augmenter le tempo. «Cela ne paraît rien, mais, au début, c’est déjà beaucoup. La première étape consiste à lire la pièce et à en parler, indique la metteuse en scène. C’est difficile de lire une pièce de théâtre, normalement on doit la voir. Il y a des gens qui ne peuvent pas très bien lire et il faut comprendre le texte, ça prend du temps.»

Avant chaque répétition, les acteurs se retrouvent autour d’un repas chaud préparé par des cuisiniers bénévoles. Dans la salle à manger, il règne une ambiance bon enfant. Tout le monde se fait la bise et échange quelques mots. «Ils ne sont pas payés, mais nous leur offrons à manger», explique Reinhilde. Tous les premiers jeudis du mois, ils fêtent également les anniversaires.

Le théâtre, c’est mieux qu’une pilule!

Après leur repas, Peggy et Kathy sont assises dans un fauteuil en attendant le début de la répétition. Avant, Peggy travaillait comme employée administrative, mais elle a été licenciée et touche une pension d’invalidité. Petite, elle voulait déjà faire du théâtre. Elle est membre de la troupe de théâtre depuis le tout début et se sent à son aise: «On est une grande famille. Si on a des problèmes personnels, on peut toujours venir ici. C’est vraiment chouette, j’apprends beaucoup. Je chante beaucoup mieux et j’ai gagné en confiance en moi.»

«Je me retrouve en train de chanter devant 600 personnes ! C’est une étape gigantesque quand je vois d’où je viens.», Dirk, un des comédiens de Tutti Fratelli

Reinhilde remarque également une progression des membres de sa troupe, que ce soit sur le plan artistique ou social. «C’est intéressant de voir comment les gens ont évolué. Parfois, ce n’est pas spectaculaire, mais, pour certains, ça va plus loin: il y en a qui viennent d’un centre psychiatrique et racontent: ‘Le théâtre, c’est beaucoup mieux qu’une pilule!’ Ils ont pu sortir bien plus tôt du centre psychiatrique.»

Dirk ne fait partie du projet que depuis quelques mois, mais Tutti Fratelli lui a déjà permis de sortir de son isolement social. «À partir du moment où je suis sous pression, tout va de travers. Au début, c’était très difficile de participer aux répétitions avec le groupe. J’ai même eu une crise d’angoisse. Mais, finalement, après plus de six mois de répétitions et avec l’aide de Reinhilde, je me retrouve en train de chanter devant 600 personnes! C’est une étape gigantesque quand je vois d’où je viens. Je lui en suis vraiment très reconnaissant.»

Un projet artistico-social

Même si Tutti Fratelli a une vocation sociale, c’est avant tout un projet artistique. «Je ne suis pas le père Damien, comme certaines personnes le disent. Je m’occupe du théâtre et des personnes!», s’exclame Reinhilde. L’acteur Josse De Pauw lui a d’ailleurs conseillé de changer le terme «socio-artistique» en «artistico-social» pour souligner le côté artistique du projet.

Et Reinhilde dirige les membres de la troupe d’une main de fer pour garantir un niveau professionnel. «Si vous voulez faire du théâtre, on va le faire à ma manière, comme les pros: il faut arriver à l’heure, ne pas boire, apprendre son texte, travailler avec discipline. C’était très difficile, mais nous y sommes arrivés», lance-t-elle.

Le résultat sur scène est concluant. Dimanche 8 octobre, Tutti Fratelli rejoue l’Opéra de quat’sous au théâtre Bourla, dix ans après la première représentation. Reinhilde donne le coup d’envoi, le rideau se lève. L’orchestre d’une dizaine de musiciens commence à jouer et la trentaine d’artistes entre en scène, la salle est comble. Autisme, handicap ou autre difficulté sociale des acteurs laissent place à un spectacle professionnel où se mélangent chant, émotions, accent anversois. Sur scène, les acteurs sont transcendés, le public est conquis. Après deux heures, le spectacle s’est conclu par une standing ovation.

En savoir plus

«Du théâtre agora pour initier au débat citoyen», Alter Échos n°359, 3 mai 2013, Baudouin Massart.

Aubry Touriel

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