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Regard critique · Justice sociale

Santé

Santé: à la recherche des droits perdus

Avec 99% de la population couverte par l’assurance maladie obligatoire, notre système de santé est souvent exhibé comme l’un des plus solides. Mais toute montagne recèle des failles. Certains droits demeurent sous-utilisés. D’autres paraissent hors d’atteinte pour une part des personnes qui pourraient en bénéficier.

04-06-2015 Alter Échos n° 403
© Lucie Castel

Avec 99% de la population couverte par l’assurance maladie obligatoire, notre système de santé est souvent présenté comme l’un des plus solides. Mais toute montagne recèle des failles. Certains droits demeurent sous-utilisés. D’autres paraissent hors d’atteinte pour une part des personnes qui pourraient en bénéficier.

Malgré un système de remboursement des soins efficace, 25% des frais médicaux restent aujourd’hui à la charge des patients. Et pour certains, ce sont 25% de trop. Huit pour cent des ménages belges ont récemment déclaré avoir dû reporter des soins pour des raisons financières (1). Le problème est particulièrement aigu à Bruxelles, où il concerne plus d’un ménage sur cinq. Plusieurs mesures ont pourtant été mises en place pour faciliter l’accès aux soins pour des groupes moins favorisés d’un point de vue socio-économique ou de leur santé (voir encadré). Mais elles peinent à atteindre l’ensemble de leur cible.

L’intervention majorée par exemple. Elle permet à plusieurs catégories de personnes de réduire en moyenne de moitié leurs factures de soins. Quelque 1,8 million de Belges bénéficiaient de cet avantage en 2012, soit 17% de la population (28,3% à Bruxelles, 19,7% en Wallonie). À la même date, on estimait à 500.000 le nombre d’utilisateurs potentiels non touchés. Autrement dit, près d’un cinquième du public visé restait hors du champ de la mesure.

Du droit non demandé au droit refusé

La principale explication de la non-utilisation de ses droits en matière de santé réside dans le manque d’information, la mauvaise compréhension de celle-ci, y compris par les professionnels de la santé.

C’est parfois aussi une lassitude qui s’installe face à l’amoncellement de démarches administratives à accomplir et de priorités à gérer. Or la personne en situation de précarité se doit d’être proactive. Tant pis pour le sentiment de honte qui peut accompagner la demande. Tans pis si elle essuie un refus. «Les plus fragilisés sont de plus en plus stigmatisés, s’inquiète Leila Maron, du service d’études de l’Union des mutualités socialistes. Il y a tout ce discours ambiant autour de la fraude sociale, culpabilisant, et de plus en plus médiatisé.» Les personnes en séjour irrégulier «ont l’habitude d’avoir droit à peu de choses, ajoute Sophie Damien, du Centre d’accueil, de soins et d’orientation (CASO) de Médecins du monde. Elles se disent qu’elles n’ont droit à rien».

Parfois, le droit est sollicité, mais la demande reste lettre morte. Les prestataires de soins peuvent faire barrage, à cause de la surcharge administrative que cela occasionne ou parce qu’ils estiment que le droit est indu. Le tiers payant social, qui permet au patient de ne pas devoir avancer la part qui lui sera remboursée par sa mutuelle, doit jusqu’ici être réclamé par le patient. Parmi les publics qui peuvent jouir de ce droit, les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM). Si l’octroi du tiers payant social n’a cessé d’augmenter avec le temps, 40% des consultations à Bruxelles ne sont toujours pas facturées en tiers payant social au public BIM. «Les médecins veulent conserver la liberté de l’appliquer ou non, déplore Jean Hermesse, secrétaire général des Mutualités chrétiennes. Certains pensent que des personnes ont le statut BIM à tort.»

Le gouvernement précédent avait bien pour plan de rendre le tiers payant social obligatoire, à partir du 1er janvier 2015, pour toutes les prestations ambulatoires, et pour les bénéficiaires de l’intervention majorée et les malades chroniques. Mais les médecins ont levé leurs boucliers et l’étendue de la mesure a été réduite. Elle sera d’application début juillet et limitée aux BIM et aux consultations des médecins généralistes. Une avancée en demi-teinte.

Il arrive aussi que des médecins refusent l’usage de l’aide médicale urgente (AMU), alors que le droit a été octroyé par un CPAS (voir encadré). «Ils estiment que les soins ne relèvent pas de l’AMU», explique Sophie Damien, donnant pour exemple la situation d’une dame en fin de vie nécessitant un accompagnement palliatif spirituel, qui a été refusé par le prestataire. (Cet accompagnement fait pourtant partie intégrante des soins palliatifs tels qu’ils sont définis en Belgique.) Le champ de l’aide médicale urgente (à ne pas confondre avec la notion d’urgence médicale, qui se réfère au service des urgences) est pourtant large, englobant «les soins de nature préventive et curative». Un usage qui pourrait d’ailleurs se restreindre à l’avenir, la déclaration gouvernementale se proposant de redéfinir la notion «d’urgence». L’ordre des médecins a été appelé à formuler ses recommandations sur le sujet.

L’AMU, forteresse imprenable?

«Quand on essaye d’appliquer le règlement, l’octroi des droits se réduit comme peau de chagrin.» Pierre De Proost, CPAS de Molenbeek (s’exprime à titre personnel)

Molenbeek, dans le croissant pauvre de Bruxelles, concentrerait plusieurs milliers de personnes en séjour irrégulier. Pourtant, seul un millier bénéficient de l’aide médicale urgente (AMU) dans la commune. Dans les associations, les CPAS ou les hôpitaux, beaucoup estiment que l’accès à l’AMU se complexifie d’année en année. Le SPP Intégration sociale, qui rembourse aux CPAS les frais médicaux engagés, serait «de plus en plus exigeant» et le cadre réglementaire «de plus en plus étriqué». «Quand on essaye d’appliquer le règlement, l’octroi des droits se réduit comme peau de chagrin», commente Pierre De Proost, directeur du CPAS de Molenbeek, qui s’exprime ici à titre personnel. «Les règles du jeu ont changé, les contrôles se sont musclés, témoignaient dans un récent article d’Alter Échos (2) deux travailleuses sociales d’un hôpital public.

Car pour tous les dossiers considérés comme «incomplets», l’État exige des CPAS de lui restituer les paiements. Selon André Cocle, coordinateur social du réseau Iris à Bruxelles, le CPAS de Bruxelles doit ainsi restituer plus de 200.000 euros chaque année.

Conséquence, les CPAS se montrent de plus en plus réticents à prendre en charge des personnes dont la situation administrative n’est pas suffisamment claire. «Ils ont des pratiques divergentes, voire font preuve d’arbitraire», dénonce régulièrement le secteur associatif. «Certains CPAS se positionnent de plus en plus comme l’Office des étrangers: ‘Vous êtes venu en Belgique, vous vous êtes mis en état d’indigence’; ‘Retournez dans votre pays, vous aurez accès aux soins’», explique Sophie Damien.

Parfois, seul un recours au tribunal du travail débloque la situation: l’AMU est octroyée par le CPAS, et ce dernier encaisse son remboursement. «Mais cela peut mettre plusieurs mois, commente la coordinatrice du CASO. Alors que les personnes ont des problèmes de santé lourds.»

Les voies pour accéder à l’AMU sont-elles vraiment de plus en plus impénétrables? Ce n’est pas l’avis d’Alexandre Lesiw, directeur du service CPAS du SPP-Intégration sociale, même s’il reconnaît qu’«au fur et à mesure des années, nous avons précisé la manière dont nous faisons les contrôles». Au contraire, explique-t-il, la mise en œuvre de la réforme Médiprima (système informatisé qui permet la gestion électronique des décisions de prise en charge de l’aide médicale par les CPAS) doit permettre une harmonisation et une plus grande transparence des pratiques des CPAS. Elle devrait aussi offrir aux prestataires de soins de meilleures garanties et de plus courts délais de remboursement de leurs interventions. Et donc faciliter l’accès à l’AMU.

Le taux d
e refus des remboursements par le SPP n’est pas en augmentation, ajoute Alexandre Lesiw. Quant au nombre des aides octroyées, elles sont globalement stables depuis plusieurs années. Et si l’on observe une diminution entre 2009 et aujourd’hui (de 22.000 à 17.000 environ), elle s’explique par un phénomène de vases communicants entre l’AMU et l’aide médicale non urgente, octroyée aux ressortissants étrangers avec un droit de séjour temporaire (demandeurs d’asile, étrangers autorisés à séjourner pour motifs médicaux) (3).

Banques de données: salvatrices ou délatrices?

«Dans le contexte actuel, c’est de plus en plus difficile de rassurer les gens. On ne dit plus avec la même aisance ‘Allez au CPAS, il n’y a pas de risque’.» Sophie Damien, Médecins du monde

Le CPAS est tenu au secret professionnel. Un sans-papiers le distinguera pourtant difficilement de la commune, voire de la police. Cette perception peut rendre son seuil infranchissable, et le débat actuel sur la fusion entre communes et CPAS n’améliore pas la donne. La potentielle connivence entre les administrations de l’aide sociale et l’Office des étrangers via un échange d’informations électroniques inquiète aussi les travailleurs sociaux. «On dit que les données des CPAS ne seront pas transmises du SPP à l’Office des étrangers. Pour le moment c’est toujours le cas. Mais c’est assez probable que cela puisse changer», s’inquiète Pierre De Proost. La crainte: que l’octroi de l’aide médicale puisse avoir des impacts sur la délivrance d’ordres de quitter le territoire. «Dans le contexte actuel, c’est de plus en plus difficile de rassurer les gens, confirme Sophie Damien. On ne dit plus avec la même aisance ‘Allez au CPAS, il n’y a pas de risque’.»

L’idée relève-t-elle du fantasme? L’ambiance est à la lutte contre la fraude sociale. Des échanges de données entre l’aide sociale et l’Office des étrangers ont déjà pu déboucher sur des ordres de quitter le territoire délivrés à des ressortissants européens. Cela alimente le sentiment de méfiance. Mais pour l’heure, ce type de croisement de données n’est pas envisagé en matière de santé. «Il n’y a aucun fondement de vérité à cette idée, insiste Alexandre Lesiw. En aucun cas, il n’y a de croisement entre la base de données liée au remboursement des soins médicaux avec d’autres fins. C’est important de le dire, il ne faudrait pas constater une diminution de l’accès aux droits à cause de ce sentiment.»

Les technologies ont leur part d’ombre. Elles peuvent aussi se révéler salutaires. Depuis le mois de janvier, un croisement de données entre les mutualités et le fisc devrait permettre de lister les potentiels bénéficiaires de l’intervention majorée. Les détecter pour mieux activer leurs droits. Autre avancée: les systèmes de vignettes mutuelles et de carte SIS sont progressivement remplacés par le réseau Mycarenet. La carte d’identité, glissée dans un petit boîtier lors de la consultation, donne en direct le statut actualisé du patient. «Une avancée technologique qui devient une avancée sociale», commente Jean Hermesse. Le système devrait aussi permettre de limiter les cas de fraude par les prestataires de soins.

Détecter, accompagner, puis activer (les droits)

Le croisement entre données mutualistes et fiscales a pour but de faire remonter à la surface les ayants droit potentiels de l’intervention majorée, ensevelis dans les profondeurs opaques de l’invisibilité. Cette détection proactive suffira-t-elle à l’activation des droits? Pas si sûr. À la suite de l’élargissement du public cible de l’intervention majorée, en 2010 et 2011, l’Union des mutualités socialiste avait déjà pris contact par voie postale avec tous ses affiliés potentiellement bénéficiaires. Sur les 24.000 personnes ciblées, seuls 6.500 s’étaient manifestées. «Pourtant, parmi les répondants, 9 sur 10 ont pu accéder au statut», précise Leila Maron. Les plus difficiles à toucher: les chômeurs de longue durée.

Face à ce constat, beaucoup parlent d’automatiser les droits. L’idée est séduisante, mais pas forcément aisée à mettre en œuvre. Exemple. Les mutuelles ne connaissant pas les revenus de leurs affiliés. Quand le droit est lié à des conditions de revenus, il ne peut donc être attribué automatiquement. Les données fiscales offrant une photo de la situation de revenus un an ou deux auparavant, ne résolvent pas le problème. Quand l’automatisation n’est pas possible, il faut opter pour d’autres stratégies, conclut Leila Maron. Et il faut parfois accompagner les personnes jusqu’à leurs droits.

Plus on a affaire à un public marginalisé, plus l’accompagnement doit être rapproché. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: le taux de non-couverture par le système de santé chez ces personnes monte en flèche. La Maison d’accueil sociosanitaire (MASS) de Bruxelles a vu passer dans ses murs 614 toxicomanes au cours de l’année passée. Seuls un tiers d’entre eux étaient en ordre de mutuelle à leur arrivée dans la structure. Dans les centres d’accueil de Médecins du monde, à Anvers et à Bruxelles, 85,73% du public qui ont passé la porte pour la première fois en 2014 étaient sans autorisation de séjour. 89,7% n’avaient pas de couverture médicale. Pour en terminer avec les chiffres, on dénombrait au 31 décembre 2014 93.749 personnes inscrites dans les différentes mutualités belges, mais ne remplissant plus les conditions leur permettant d’être assurées.

Sur le terrain, des intervenants sociaux œuvrent sans relâche à ce travail de (ré)affiliation. Améliorer l’accès aux soins est pourtant insuffisant, relève Jean Hermesse: «Les déterminants de santé ont plus d’impact sur la santé que les soins de santé. Les études montrent à quel point les inégalités sociales sont importantes par rapport à la santé. Il faut prendre les problèmes à la source.» D’où la nécessité d’activer toute une batterie d’autres droits. Le logement et une source de revenus digne de ce nom en font partie.

Mesures pour améliorer l’accès aux soins dans le cadre de l’assurance maladie obligatoire

L’intervention majorée (IM) permet à certaines catégories de bénéficiaires (VIPO…) de payer des tickets modérateurs inférieurs. Autrement dit d’être mieux remboursés pour leurs soins médicaux. Les bénéficiaires de l’IM peuvent aussi bénéficier du maximum à facturer social et de l’application du tiers payant. En 2010 puis 2011, le public cible de l’IM a été élargi aux familles monoparentales, aux chômeurs de longue durée et aux bénéficiaires du fonds mazout. En 2014, les statuts BIM et Omnio ont été fusionnés, afin d’en simplifier la compréhension et l’accès.

Le tiers payant social (TPS): quand un patient bénéficie du TPS, il ne doit pas avancer les frais liés aux dépenses de santé. Il paye uniquement le ticket modérateur, le reste des frais étant directement remboursé par l’organisme assureur du bénéficiaire au prestataire de soins étant.

Le maximum à facturer (MAF) a pour objectif de plafonner le montant total annuel en tickets modérateurs à payer par les ménages, en fonction de leurs revenus et/ou de leur statut (MAF social, MAF revenus, MAF maladies chroniques). Au-delà de ce plafond, les frais sont remboursés à 100% par la mutuelle.

Le dossier médical global (DMG) rassemble toutes les informations médicales du patient. Le patient qui ouvre un DMG chez son médecin obtient également de meilleures conditions de remboursement.

L’aide médicale urgente: octroi et remboursement

En règle générale, la person
ne en séjour irrégulier qui a besoin de soins se rend préalablement au CPAS du lieu où il réside. Celui-ci effectue une enquête sociale et l’oriente vers un hôpital ou un médecin traitant. S’il y a extrême urgence et que la personne se rend directement à l’hôpital, c’est le médecin du service qui délivre l’attestation d’aide médicale urgente nécessaire à la prise en charge par le CPAS, tandis que le service social fournit à ce dernier les renseignements administratifs nécessaires à l’enquête sociale.

Les prestataires de soins ambulatoires sont aujourd’hui remboursés par le CPAS, qui se fera lui-même rembourser par le SPP Intégration sociale. Avec le lancement de la réforme Médiprima, c’est désormais la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité (CAAMI) qui restitue directement aux hôpitaux le montant lié aux frais des interventions. Sauf si la personne est arrivée en urgence, sans qu’un CPAS ait eu l’occasion de lui octroyer le droit de se faire soigner. Dans ce dernier cas, l’hôpital est toujours tenu de passer par un remboursement du CPAS (4).

 

(1) Enquête santé 2013, Institut scientifique de santé publique, Bruxelles, 2015.

(2) «Des hôpitaux sous pression face à la précarité», Alter Échos n°392 du 10 novembre 2014, par Marinette Mormont.

(3) Focus «Aide médicale: évolution depuis 1999», SPP Intégration sociale, octobre 2014.

(4) Cela peut poser problème dans le cas des soins prodigués en urgence par les hôpitaux, quand il n’y a pas eu d’octroi du droit au préalable par un CPAS. Ce dernier peut décider de ne pas rembourser les frais de l’intervention à l’hôpital, s’il estime que le patient ne rentre pas dans les conditions de l’AMU, ou si les données sont insuffisantes pour l’enquête sociale. Conséquence: une perte financière pour les hôpitaux. En 2013, elle était estimée entre 350.000 et 550.000 euros par an pour l’ensemble des hôpitaux Iris à Bruxelles (source: Rapport annuel d’activité d’Iris-Faîtière 2013, année 2012.)

Aller plus loin

Livre vert sur l’accès aux soins en Belgique, Inami, Médecins du monde, Waterloo, 2014.

L’intervention majorée: pour qui? Pour quelle accessibilité aux soins de santé?, Union nationale des mutualités socialistes, avril 2014, par Jean-Marc Laasman, Jenifer Fernandez, Leila Maron et Jérôme Vrancken .

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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