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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Olivier de Schutter : «Le réalisme aujourd'hui, c'est de changer radicalement le cours de la société.»

À Genève pour une session du Comité des droits économiques sociaux et culturels de l’ONU, Olivier de Schutter revient sur l’importance des initiatives locales et citoyennes dans la transition de la société vers un fonctionnement plus responsable.

© Flickr. UN Geneva Human Right Council - 10th Session. Photo prise le 23 mars 2009.

À Genève pour une session du Comité des droits économiques sociaux et culturels de l’ONU, Olivier de Schutter revient sur l’importance des initiatives locales et citoyennes dans la transition de la société vers un fonctionnement plus responsable.

Alter Échos: Lors d’une conférence organisée par CBC et la coopérative Cera, vous parliez d’une théorie selon laquelle lorsque 18 à 20% des gens adoptent un comportement, le reste de la population suit ce comportement par effet de contagion. D’où vient cette théorie et pourriez-vous l’expliquer ?

Olivier de Schutter: Un aspect des innovations sociales c’est qu’elles peuvent envoyer un message vers les autres qui les incite à changer un comportement parce qu’ils se sentent jugés. Lorsqu’on est occupé de prêcher pour une manière plus économe de se comporter, l’on est un donneur de leçon et perçu comme tel mais lorsque l’on pratique ce que l’on prêche il y a un sentiment dans le chef des autres. On attend de ces personnes qu’elles adoptent un comportement aussi vertueux ou aussi responsable. Cette idée que les normes sociales peuvent être influencées par les comportements qu’on adopte est une vieille idée qui date, sauf erreur de ma part, des études qu’un sociologue avait faites dans les années cinquante. Il avait mis en avant qu’une des causes de l’augmentation des suicides pouvait être la publicité faite autour d’une histoire de suicide, ce qui amène les gens à se désinhiber et à recourir à leur tour au suicide. C’est ce qu’on a appelé l’effet Werther. C’est un phénomène d’imitation que la psychologie sociale a bien étudié.

On a de nombreuses études qui montrent comment le fait de donner de la publicité à certains comportements peut avoir un effet de transformation d’une norme et les psychologues situent parfois le basculement d’un équilibre à l’autre autour de 18, 19% de la population qui commencent à adopter ce comportement.

Ce sont des chiffres qui viennent notamment de l’étude sur l’évolution du comportement relatif au tabac. En très peu de temps, on est peu à peu passé en matière de tabagisme et de dénonciation du tabagisme passif à une norme sociale très différente où tout d’un coup, il est devenu inacceptable d’enfumer l’autre alors qu’auparavant ce comportement était tout à fait acceptable. Mon ambition ou mon espoir c’est que pour lutter contre des phénomènes tels que le gaspillage, l’obésité, l’utilisation de la voiture individuelle l’on ait ces normes sociales que l’on arrive à faire basculer. Et c’est pour ça que les innovations sociales sont vraiment importantes.

AE: Vous pensez que ce changement de comportement s’applique à un niveau mondial ?

ODS: Oui, c’est ce qu’on parvient de plus en plus à faire à travers la diffusion de certaines normes culturelles à l’échelle internationale par les médias qui sont de plus en plus partagés par l’ensemble des communautés du monde. Ce qui serait intéressant, c’est de voir par exemple l’impact qu’a eu la Convention Cadre de l’OMS sur le contrôle du tabac. Cette Convention a été adoptée pour inciter les états à lutter contre la consommation du tabac notamment en donnant de l’information sur le tabac au consommateur et en limitant la publicité pour le tabac. Il y a des études sur l’impact de cette convention qui montrent combien, beaucoup plus que des sanctions juridiques ou des incitants économiques, c’est vraiment une évolution culturelle que la convention a permis d’amener et à travers cela une évolution dans notre rapport au tabac qui a été très importante.

AE: Le changement de comportement passe donc par la culture mais pensez-vous que ce changement soit envisageable pour tous les niveaux sociaux ou cela ne creuserait-il pas davantage l’écart entre riches et pauvres, entre population éduquée et population fragilisée ?

ODS: C’est intéressant parce que je travaille depuis quelques années sur la question de la transition sur les systèmes alimentaires et donc je m’intéresse beaucoup à tout ce qui est potager collectif urbain, chaîne courte, marchés matinaux, etc.

Je pensais comme beaucoup que ce genre d’innovation était réservée aux plus favorisés, aux « bobos » comme on dit, et que c’était donc quelque chose qui avait une potentialité de diffusion très limitée.

Et puis, le week-end dernier j’étais près de Charleroi pour une journée de l’Université populaire ATD Quart Monde où on parlait d’alimentation. Et j’étais tout à fait surpris de voir que parmi les expériences les plus prometteuses qui étaient moissonnées au bout de cette Université populaire, et ce sont des familles extrêmement pauvres qui se retrouvent là, on a les potagers collectifs urbains, on a les chaînes courtes, on a l’arrangement entre certaines familles et les maraîchers ou des fermiers pour avoir accès à des produits de la ferme. Cela montre que ces innovations sociales peuvent être également plus intéressantes pour les plus pauvres parce qu’ils y trouvent une manière de ne plus dépendre de la charité mais de prendre en main leur propre évolution. Ils se retrouvent acteurs plutôt que simplement bénéficiaires de programmes sociaux qu’on a pensés pour eux. Donc je crois que cette tentative des populations de se réapproprier leur choix en matière alimentaire transcende les classes sociales.

AE: Vous disiez que l’école serait le lieu idéal de transformation des comportements. Connaissant les problèmes financiers de certaines écoles, est-ce qu’adopter ces comportements dont vous parlez serait pour elles une priorité ?

ODS: Absolument. Les enfants peuvent diffuser chez eux les normes, les enseignements, l’éducation qu’ils auront acquise à l’école et poser des questions à leurs parents. Leur famille se trouve rééduquée dans ce processus. Pour prendre un exemple que je connais bien parce que j’ai travaillé pendant six mois à l’Université de Berkeley à San Francisco, j’ai été frappé de voir combien l’initiative « eatable education », donc littéralement l’éducation comestible, qui a démarré par des projets dans des écoles de Berkeley, a créé une communauté qui s’est redéfinie dans son rapport à l’alimentation. On a aujourd’hui des conséquences en terme de fréquentation des épiceries sociales, des restaurants qui s’alimentent bio et local mais c’est donc parti d’enseignements à l’école. C’est un projet qui m’a convaincu que l’école pouvait être un véritable berceau d’innovation et de transformation des normes sociales. Et je répète que de nouveau dans cette Université Populaire de l’ATD Quart Monde, beaucoup de parents et de famille qui étaient présentes insistaient sur l’importance de l’intégration à l’école.

AE: L’un des obstacles majeurs à l’alimentation durable serait la perte de savoir-faire culinaire. Dans cette optique, que pensez-vous des émissions de cuisine très à la mode que l’on propose en ce moment à la télévision ?

ODS: Écoutez, je trouve ça super. Il y a deux raisons pour lesquelles ce savoir culinaire disparaît et c’est un vrai drame du point de vue nutritionnel. La première, c’est que nous avons développé des modes de vie très pressés avec un temps de navette qui s’est allongé considérablement depuis trente ans et un temps de travail qui, pour une partie importante de la population, n’a pas sensiblement diminué. La seconde raison, c’est que nous avons assisté, et je m’en réjouis évidemment, à une arrivée en force des femmes dans le monde du travail avec cependant une incapacité pour les hommes malheureusement de se substituer aux femmes dans les tâches que celles-ci traditionnellement assumaient au sein du ménage, y compris l’achat, la préparation de la nourriture et l’organisation du repas familial.

Je crois que la cuisine a été dévalorisée parce qu’il s’agissait d’une activité principalement féminine et il est très important de lui redonner ses lettres de noblesse.

C’est tout à fait crucial parce que sans savoir culinaire, on ne pourra pas échapper à la dictature des plats préparés et on ne pourra pas s’améliorer sainement à partir de produits frais préparé dans le cadre familial. Je crois que c’est absolument vital que l’on reconstitue ce savoir culinaire et je pense que c’est un vrai problème qu’il soit en train de disparaître. Heureusement depuis quelques années et vous y faites allusions dans votre question, on revient à cela et les gens retrouvent le goût de cuisiner qui est aussi le goût d’être ensemble au sein de la famille.

AE: Et seriez-vous pour le retour d’un cours de cuisine à l’école ?

ODS: Oui, à condition de commencer par les garçons.

AE: Certains pensent que la façon dont nous mesurons le progrès d’une société n’est plus pertinente. Pensez-vous que la Belgique pourrait tendre vers de nouveaux indicateurs de niveau de vie tels que le Bonheur National Brut adopté au Bhoutan ?

ODS: Oui mais ça demande un peu de courage politique que de véritablement s’en inspirer. Si vous voulez, on est pris aujourd’hui dans un cercle vicieux. On a cet espèce de chantage mutuel entre la production et la consommation qui fait que l’augmentation de la productivité moyenne par travailleur n’est plausible que si par-ailleurs on incite les travailleurs à toujours consommer davantage à travers la publicité et le marketing en créant des besoins tout à fait artificiels. Il faut absolument sortir de ce chantage mutuel qui est complètement suicidaire mais j’attends encore des politiques qu’ils aient le courage de dire « il faut consommer moins, il faut produire moins, il faut aller vers une société qui se fonde sur la sobriété heureuse et sur le bien-être comme objectif et pas la croissance ».

AE: Mais est-ce que ça ne serait pas un peu utopiste malheureusement ?

ODS: Ce qui est utopiste, c’est de croire qu’on peut continuer sur le chemin qu’on a emprunté jusqu’à présent sans dommage considérable. Le réalisme aujourd’hui, c’est de changer radicalement le cours de la société.

Aller plus loin

Lire notre dossier : Quelles armes, citoyens ?

Margo D'Heygere (st.)

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