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Regard critique · Justice sociale

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«On peut être «sous-protégé» parce que l’on s’active»

21-04-2017

L’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles, en charge de la publication des rapports bruxellois sur l’état de la pauvreté, s’est penché sur un phénomène répandu mais relativement peu connu: «Le non-recours aux droits sociaux et la sous-protection sociale». Ce rapport exploratoire, basé sur des entretiens avec des personnes qui vivent ces situations et avec des intervenants professionnels, dresse une photographie globale de la sous-protection sociale à Bruxelles par rapport à plusieurs droits fondamentaux (logement, formation, assurance-chômage, intervention majorée, aide sociale). Il met également en lumière une augmentation du phénomène qui n’est pas sans lien avec la pression mise sur la sécurité sociale. Laurence Noël, auteure du rapport, nous en partage les principales conclusions.

Alter Échos: Votre recherche a repris la typologie de Philippe Warin pour décrire les formes de non-recours (voir encadré), à laquelle vous ajoutez un cas: l’exclusion des droits. Que recouvre-t-il?

Laurence Noël: Il comprend les personnes qui risquent ou viennent de perdre leurs droits, en raison d’une non-connaissance mais aussi des changements successifs de législation qui font que certaines personnes se retrouvent dans l’impossibilité de répondre aux conditions pour maintenir un droit. Dans certaines situations, l’exclusion est légale car elle vient d’un changement de la loi mais, dans d’autres situations, elle est abusive ou illégale car la personne est bien éligible. L’exclusion concerne par exemple les jeunes qui perdent leurs allocations, les personnes sanctionnées temporairement ou définitivement des allocations de chômage, celles qui vont signer un projet individualisé d’intégration sociale qui peuvent aussi se voir supprimer leurs droits aux allocations; les personnes malades ou invalides qui peuvent, suite à une évaluation du médecin-conseil, se voir exclure de leurs droits. Cela peut aussi concerner par exemple une personne qui se présente à l’accueil et se voit refuser une demande alors qu’elle est éligible. Cette «nouvelle forme» de sous-protection est intéressante pour analyser comment les changements des conditions d’octroi et de maintien des droits engendrent l’exclusion d’un nombre croissant de personnes de droits auparavant plus stables.

AÉ: Ces changements fréquents des conditions d’octroi mènent à la consolidation de ce que vous nommez un «espace de précarités». Comment se constitue-t-il, comment se manifeste-t-il concrètement?

LN: Nous avons observé en effet que des personnes – majoritairement déjà précaires – se précarisent encore plus en raison de changements fréquents de statuts, passant momentanément par exemple du chômage à l’emploi précaire, de l’emploi au CPAS, du CPAS à l’emploi, ou encore de la maladie à l’invalidité… Durant ces périodes de changements, ou suite à ceux-ci, la personne ne reçoit parfois plus aucun revenu, ne se trouve pas dans une situation stable et traverse des périodes de précarisation pouvant se prolonger dans le temps avec parfois de graves conséquences sur les situations de vie des personnes.

AÉ: Cette instabilité est parfois causée par les politiques d’activation. 

LN: On peut en effet aussi être «sous-protégé» parce que l’on s’active. L’activation pousse parfois les personnes à prendre un emploi même s’il ne dure qu’un mois, ou à suivre une formation pendant une période déterminée ou à l’interrompre, ce qui requiert au moment même, ou après, un grand nombre de démarches administratives. Cela provoque des changements dans la situation du ménage et induit parfois des blocages. De plus, comme nous l’observons, les politiques d’activation se développent et s’importent dans plusieurs autres politiques directement liées à des droits sociaux fondamentaux (politiques d’aide sociale, assurance maladie-invalidité,…).

On peut en effet aussi être «sous-protégé» parce que l’on s’active

AÉ: Êtes-vous parvenu à illustrer quantitativement ce phénomène d’espaces de précarités?

LN: On a fait une demande de données au Datawarehouse de la Banque carrefour de la Sécurité sociale. Mes collègues ont alors pu étudier les parcours de personnes qui ont été exclues du chômage en 2010 sur deux années (2010-2012). En observant leur position à la fin de chaque trimestre, on voit qu’après une sanction du chômage au bout de deux ans, 19% sont dans une situation inconnue de la sécurité sociale. Il s’agit de personnes qui n’ont plus de statut ou de revenu lié à la Sécurité sociale. On observe aussi qu’au cours des deux années suivant la sanction, 40% présentent deux statuts différents et 25% au moins trois statuts différents. Nous avons aussi étudié les parcours d’un groupe de bénéficiaires du revenu d’intégration. On croit ce droit stable, ça n’est pas forcément le cas. Là, c’est 15% des personnes qui se retrouvent dans une situation inconnue de la sécurité sociale au bout de deux ans. Et là aussi il y a des parcours instables avec 39% qui ont deux statuts différents et 12% ont au moins trois statuts différents sur les deux années.

Ces observations nous montrent qu’une instabilité de statuts induit une instabilité de revenus avec parfois, une perte totale de revenus de survie ou de remplacement… Cela replace clairement la pauvreté monétaire, l’instabilité des revenus, et des statuts, au centre des dynamiques de précarisation actuelles. Avec tous les changements restrictifs qui conditionnent et contractualisent les droits, il est très probable que ce phénomène s’accélère. Et donc surtout, qu’un nombre plus important de personnes restent longtemps dans un «entre-deux» statuts ou sans droits.

AÉ: Vous donnez la parole aux intervenants sociaux qui, eux-mêmes, ne s’en sortent plus dans les changements fréquents de législations d’octroi de droits. 

LN: Traduire la situation humaine d’une personne en droits devient de plus en plus difficile pour tous les intervenants. Ils ne peuvent pas suivre toutes les modifications législatives pour plusieurs droits et ne parviennent pas toujours à informer ou à orienter la personne. Les personnes nous expliquent donc qu’on leur rapporte des informations erronées et qu’on les réoriente constamment. Non seulement chaque droit se complexifie en lui-même mais c’est aussi la collusion entre les différents droits qui rend le tout beaucoup plus compliqué. On note une pression de plus en plus forte sur les services publics. Les CPAS notamment, qui sont l’ultime possibilité pour les personnes surexposées à des demandes et confrontées à des situations humaines dramatiques.

Le droit au chômage est le droit qui change et qui se restreint le plus

AÉ: Vous analysez le non-recours au sein de plusieurs droits sociaux fondamentaux. Quelles sont vos conclusions générales?

L.N: Pour le logement, notre recherche s’est d’abord penchée sur le logement social. On se rend bien compte que de nombreuses personnes ne demandent même plus un logement social tant la liste d’attente est déjà longue. Les personnes ont souligné leur non accès au marché locatif privé et nous avons observé des phénomènes d’expulsion qui semblent être plus fréquents et rapides. Pour le droit à la formation, on voit des liens importants avec l’assurance chômage et l’aide sociale avec une injonction de plus en plus forte à la formation. L’accès à la formation n’est pas toujours garanti pour les personnes les plus précaires. De plus, les personnes se découragent parce qu’elles n’ont pas toujours le choix de la formation mais aussi par le fait que même si elles suivent une, deux ou trois formations, elles ne trouvent pas forcément d’emploi ou pas d’emploi un minimum stable. Concernant l’emploi et le chômage, on observe vraiment de plus en plus de difficultés à se constituer un droit à l’assurance chômage. Ceci s’explique par la multiplication des emplois précaires, des contrats à durée déterminée, mais aussi à cause des conditions et de la complexité du système avec des institutions (syndicats, ONEM, Actiris) que les personnes confondent, dont elles ne comprennent pas toujours les rôles différents. Le droit au chômage est le droit qui change et qui se restreint le plus. Pour la santé, on est parti sur l’intervention majorée (elle permet à certaines catégories de bénéficiaires de payer des tickets modérateurs inférieurs, c’est-à-dire d’être mieux remboursés pour les soins médicaux, NDLR). On s’est rendu compte que les bénéficiaires connaissent très peu cette mesure censée améliorer l’accès aux soins. Dès lors, nous avons élargi l’analyse. Dans le domaine de la santé, le report des soins est fréquent. Des personnes y renoncent pour plusieurs raisons, parce qu’elles ne savent pas combien un traitement ou une prestation va leur coûter, parce qu’elles doivent avancer l’argent, ou parce que leur santé physique ou psychique ne leur permet pas l’accès aux structures de soins ou aux mutualités par exemple. Le dernier droit analysé dans notre étude est le droit à l’aide sociale. Là, clairement, on observe des difficultés d’accès et une non-demande. Le CPAS est encore entouré de représentations négatives, il fait honte, il est humiliant pour certaines personnes qui ne s’y reconnaissent pas ou qui ne veulent plus y être confrontées. De plus, dans chaque commune, l’accueil varie. Aussi, des personnes se voient refuser leur demande d’aide sans comprendre pourquoi ou sans savoir qu’elles y auraient peut-être quand même droit. Il arrive que des motifs de refus ne soient pas justifiés mais que la personne s’épuise. Il s’agit d’un véritable enjeu sachant qu’avec la réforme de la Justice, les voies de recours possibles se rétrécissent certainement pour les plus précaires et risquent d’accentuer la précarisation des personnes.

L’automatisation des transferts peut aussi avoir un côté intrusif et renforcer la suspicion vis-à-vis des personnes

AÉ: Quand on parle de non-recours, l’automatisation des droits est perçue comme un moyen de simplifier l’activation des droits. Vous y voyez des écueils. Lesquels?

LN: Nous soulignons deux grands malentendus. D’abord celui de croire que l’automatisation des transferts de données va engendrer une automatisation des droits. Je ne dis pas que la numérisation et les transferts d’informations ne sont pas un grand progrès, ça permet aux organismes de sécurité sociale de traiter et de gérer un nombre croissant de dossiers ou de flux de personnes, de gagner en vitesse et en efficacité, mais le dispositif implique aussi des erreurs humaines de type erreurs d’encodage, non-mise à jour de données… L’automatisation des transferts peut aussi avoir un côté intrusif et renforcer la suspicion vis-à-vis des personnes. Elle sert souvent de moyen de contrôle. De l’avis de plusieurs intervenants, les transferts de données peuvent aussi compliquer, voire bloquer l’accès des personnes à leurs droits. Si un droit est fermé, il peut être encore plus difficile pour la personne d’y accéder à nouveau ensuite car cette numérisation est synonyme de dématérialisation et tant les personnes que les intervenants auront alors beaucoup de mal à réenclencher le droit. Le deuxième malentendu ou plutôt le grand paradoxe, c’est que malgré que des transferts automatisés de données fournissent de plus en plus d’infos aux organismes de sécurité sociale, il est toujours demandé aux personnes d’amener un grand nombre de documents, de preuves, de renouveler elles-mêmes le droit, ou de signaler elles-mêmes les changements… ce qu’elles ne font pas toujours parce qu’elles l’ignorent, parce qu’elles ne sont pas dans les conditions pour le faire et y penser. Nous observons aussi que l’automatisation peut aussi rimer avec une forme de standardisation du traitement des personnes qui, à force, détériore la relation citoyens-services publics.

AÉ: Quelles pistes d’amélioration proposez-vous? 

L.N: Dans le rapport, les intervenants ont émis des recommandations précises par rapport à l’automatisation des droits, ils sont favorables à une simplification des procédures, des droits en général, qui requiert une mise à disposition d’informations valides, une meilleure coordination, une analyse et une vérification des flux avec aussi une gestion du secret professionnel dans le respect de la vie privée.

Nous en tant qu’Observatoire, à la fin de chaque analyse des droits sociaux fondamentaux, nous avons retenu quelques pistes liées aux données. Ce qu’on peut pointer comme enjeux saillant ce sont notamment: les manières d’évaluer les situations des personnes par les intervenants mais aussi les modalités d’évaluations car elles sont potentiellement excluantes. De manière générale, il est important de se poser la question des attentes et des obligations vis-à-vis des personnes et de voir si elles ne sont pas disproportionnées au vu de la situation objective des personnes. Quels sont les contenus des contrats (PIIS, formation, réintégration, mise au travail,…) que de plus en plus de personnes doivent respecter? Il faudrait aussi pouvoir disposer de davantage de données plus représentatives et plus récentes pour nos indicateurs quantitatifs mais aussi de plus de données administratives (exclusions, nouvelles demandes acceptées, décisions négatives,…). Les motifs des décisions sont aussi extrêmement importants: sont-ils valables, liés à des raisons administratives? Il faut garder en tête le devoir de garantir les droits sociaux fondamentaux des Bruxellois dans le respect de la Charte de l’assuré social. Bien sûr, un tas de question émergent. Quel est l’accueil qui leur est réservé? Comment sont traitées leurs demandes dans le cadre de compétences régionales ou en lien avec d’autres niveaux de pouvoir? Le tout en n’oubliant pas que si tous les intervenants de la sécurité sociale au sens large participent à l’effectivité des droits des personnes, d’autres acteurs, en dehors de la sécurité sociale ont un rôle très important: communes, institutions fédérales ou régionales, employeurs, secrétariats sociaux, assureurs, gestionnaires de données…

Définition du non-recours 
 «Le non-recours renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre» P. Warin, 2010, Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore).

 

Typologie du non-recours aux droits sociaux 

  1. La non-connaissance: l’offre n’est pas connue, par manque d’information sur son existence ou son mode d’accès, par non-proposition du prestataire;
  2. La non-demande: l’offre est connue mais n’est pas demandée, par non-adhésion aux principes de l’offre, par manque d’intérêt pour l’offre, pour garantir l’estime de soi, parce que le bénéficiaire a des solutions alternatives. Ou par contrainte: découragement, difficultés d’accessibilité, dénigrement de son éligibilité, de ses chances ou de ses capacités, difficulté à exprimer des besoins, crainte de stigmatisation, sentiment de discrimination, perte de l’idée d’avoir (droit à) des droits;
  3. La non-réception: l’offre est connue et demandée mais pas obtenue, par abandon de la demande, non-adhésion à la proposition, arrangement avec le prestataire, inattention aux procédures, dysfonctionnement du service prestataire, discrimination…

Peut s’ajouter à cette typologie la non-proposition: l’intervenant social ne propose pas une offre, notamment parce qu’il estime qu’en cas de difficulté ou d’échec, le demandeur pourra se replier durablement sinon définitivement.

Source : Le non-recours: définition et typologies, document de travail n°1, juin 2010. http://odenore.msh-alpes.fr

En savoir plus

Se procurer le rapport ou le résumé: http://www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru/publications/2016-rapport-thematique-apercus-du-non-recours-aux-droits-sociaux-et-de-la

Se procurer les Regards croisés: http://www.observatbru.be/documents/publications/2016-regards-croises.xml?lang=fr.

Pour plus d’information : lnoel@ccc.brussels

Lire notre dossier: «Droits sociaux: entre abus et oublis», Alter Échos n°403-404 du 29 mai 2015.

Manon Legrand

Manon Legrand

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