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Enseignement

L’entreprise, acteur de la formation et de l’enseignement comme un autre?

La région bruxelloise a lancé récemment un partenariat entre Audi Brussels, Actiris, le VDAB et Bruxelles Formation. Une coopération renforcée avec le privé qui vise à mieux former les demandeurs d’emploi et à répondre aux besoins de main-d’œuvre des entreprises bruxelloises. Les conventions de ce type se multiplient. Une implication des entreprises dans l’enseignement et la formation qui offre des perspectives mais qui pose aussi question.

La Région bruxelloise a lancé récemment un partenariat entre Audi Brussels, Actiris, le VDAB et Bruxelles Formation. Une coopération renforcée avec le privé qui vise à mieux former les demandeurs d’emploi et à répondre aux besoins de main-d’œuvre des entreprises bruxelloises. Les conventions de ce type se multiplient. Une implication des entreprises dans l’enseignement et la formation qui offre des perspectives mais qui pose aussi question.

L’annonce n’est pas passée inaperçue. En janvier 2016, Audi confirmait la construction dès 2018 de son futur modèle électrique au sein de son usine de Forest. Une bonne nouvelle pour l’emploi et un défi pour les pouvoirs publics bruxellois. Pour construire son futur véhicule électrique, la marque allemande annonce qu’elle va avoir besoin de main-d’œuvre qualifiée. Un appel du pied reçu cinq sur cinq par les autorités bruxelloises. L’enjeu est de taille pour la région: à peine 11% du personnel d’Audi Brussels réside actuellement dans la capitale.

Combien d’emplois seront créés? Pour le porte-parole d’Audi, Andreas Cremer, c’est impossible à dire.

Trois mois plus tard, le ministre bruxellois de l’Emploi et de l’Économie, Didier Gosuin, lançait un partenariat inédit entre Audi Brussels et Actiris, le VDAB Brussel et Bruxelles Formation. Lors de sa signature le 26 avril 2016, le ministre est heureux d’annoncer «un partenariat qui offre une chance aux Bruxellois de trouver un emploi et à des jeunes d’avoir une première expérience professionnelle».

Work in progress

Avec ce partenariat, Actiris, le VDAB Brussel et Bruxelles Formation s’engagent à proposer à Audi «une offre de service intégrée pour répondre aux besoins en ressources humaines du constructeur et faciliter par la même occasion l’accès à l’emploi des Bruxellois», déclarait Didier Gosuin lors de son lancement au sein de l’usine de Forest. Concrètement, l’accord prévoit la formation de nouveaux travailleurs dont la formation est assurée et financée par Actiris, le VDAB et Bruxelles Formation. «Il n’est pas exclu non plus que le volet ‘reconversion’ des travailleurs puisse avoir lieu au sein de Bruxelles Formation, explique Anna Mellone. Mais, dans ce cas, elle sera prise en charge financièrement par Audi», insiste-t-elle.

Combien d’emplois seront créés? Pour le porte-parole d’Audi, Andreas Cremer, c’est impossible à dire. «Avec le nouveau modèle, les besoins vont changer mais on ne prévoit pas d’augmenter le nombre de travailleurs.» À ce stade, les pistes privilégiées sont les départs naturels (prépensions, fins de carrière…) et la reconversion de travailleurs en interne. Selon le porte-parole, on ne parle pas de licenciements. «Dans une entreprise de 2.600 personnes, les choses changent rapidement. On va devoir engager mais c’est difficile de dire aujourd’hui combien de personnes», confirme-t-il.

Pour l’heure, ces formations n’ont toujours pas démarré. Mais on l’assure de toutes parts: «Ça avance.» «Le plan de formation a été soumis à Audi-Forest et on attend leur retour», avance Olivia P’tito, la directrice de Bruxelles Formation. «Les discussions seront finalisées prochainement», entend-on du côté d’Actiris.

Le premier d’une longue série

Pour Didier Gosuin, les coopérations renforcées entre les entreprises privées et Actiris sont les partenariats de l’avenir. L’accord avec le constructeur automobile ne serait qu’un début. «Il sera suivi de nombreux accords de coopération avec les employeurs de la Région de Bruxelles-Capitale.»

Chez Actiris, ces coopérations renforcées avec un partenaire (privé ou public), le VDAB Brussels et Bruxelles Formation portent le nom de «conventions quadrimoteurs». Son porte-parole, Jan Gatz, insiste sur la plus-value pour les organismes bruxellois à travailler ensemble. «On met tous les partenaires concernés autour de la même table pour nous attaquer efficacement à la pénurie de main-d’œuvre en identifiant le profil des chercheurs d’emploi et les besoins des employeurs.» Le porte-parole insiste, Audi Brussels n’est d’ailleurs pas le seul partenaire avec lequel Actiris a mis en place des partenariats. «On parle beaucoup d’Audi mais nous avons noué des accords avec d’autres partenaires dont Proximus, d’Ieteren, G4S, Securitas, Bruxelles-Propreté, B-Post, la RTBF,… 25 en tout», précise-t-il.

«On adapte les formations aux profils recherchés par les entreprises et, en échange, elles s’engagent à embaucher un certain nombre de travailleurs.» Olivia P’tito, Bruxelles Formation.

Du côté de Bruxelles Formation aussi, on vante les mérites de ces conventions quadrimoteurs. «Le partenariat avec les sociétés de sécurité par exemple est excellent et donne de bons résultats», indique Olivia P’tito. Deux mille personnes ont été formées dans différents domaines comme le gardiennage, la construction, la logistique… Parmi elles, environ 1.700 chercheurs d’emploi et 300 travailleurs qui souhaitent étudier ou adapter leur formation pour se tenir à jour. «On adapte les formations aux profils recherchés par les entreprises et, en échange, elles s’engagent à embaucher un certain nombre de travailleurs, souligne la directrice de Bruxelles Formation. On peut parler de ‘coconstruction’, du win-win tant pour les entreprises que pour les pouvoirs publics.» Olivia P’tito insiste: «Tout ça se fait sans échange d’argent.» Les formations sont financées grâce au soutien de ce qu’on appelle les «fonds sectoriels». À Bruxelles comme dans les autres régions du pays, les partenaires sociaux (patrons-syndicats) ont mis en place des fonds pour la formation, afin de stimuler et soutenir la formation continue dans les principales branches de l’économie.

Renforcer les synergies entre les entreprises et les acteurs de l’enseignement, de l’emploi, de la formation fait clairement partie des priorités du gouvernement bruxellois. En 2014 déjà, la task-force «Enseignement, Formation, Emploi, Entreprise» explorait cette piste. Ce groupe de travail composé du Comité bruxellois de concertation économique et sociale (l’organe de concertation qui réunit les partenaires sociaux bruxellois), des ministres régionaux et, pour l’occasion, des ministres communautaires devait réaliser un cadastre de l’offre d’enseignement et de formation et «anticiper avec l’aide des entreprises les besoins de l’enseignement et de la formation ainsi que les nouveaux métiers et les nouvelles activités au regard de l’évolution du marché de l’emploi»1.

Modèle allemand

Une autre façon de combler la différence entre les attentes des employeurs et les qualifications des travailleurs est d’agir en amont, au niveau de l’école. Là encore, le nom d’Audi Brussels apparaît en première ligne. Le constructeur automobile a mis en place depuis 2012 un partenariat avec des classes de cinquième et sixième année dans deux écoles de l’enseignement technique secondaire de la région bruxelloise. Une septième année en enseignement technique secondaire, orientation technicien en maintenance de systèmes automatisés industriels, est également organisée au sein de ces établissements.

«À la base, c’est un projet qui est venu d’Audi, sur la base de ce qui se faisait en Allemagne, indique Gisèle Lamboray, directrice d’Iristech+, un centre de référence du secteur des fabrications métalliques et de l’industrie technologique qui organise des formations pour les demandeurs d’emploi, les travailleurs en entreprise et les élèves de l’enseignement secondaire technique ou en alternance. Le constructeur automobile a pris contact avec le centre pour mettre en place ce type d’expériences à Bruxelles. Chez les Allemands, l’enseignement associé (partenariat écoles-entreprises, NDLR) est nettement plus développé», poursuit-elle.

L’Institut technique Don Bosco à Woluwe-Saint-Pierre est l’un des deux établissements à avoir noué un partenariat avec Audi Brussels. «Pour les élèves, c’est une expérience extraordinaire, explique Vincent Guinchon, qui coordonne le partenariat avec la marque aux quatre anneaux. Avec ce partenariat, ils ont accès aux techniques de pointe que, typiquement, nous n’avons pas dans les écoles. Et puis il y a l’immersion en entreprise, le contact avec le monde professionnel. C’est une fameuse chance pour eux.»

Manque de moyens

Seuls les murs repeints aux couleurs de la marque et un cadre avec le logo du constructeur allemand à l’arrière de la classe rappellent le partenariat avec le constructeur allemand. Une dizaine d’élèves de cinquième et sixième de la section «électricien-mécanicien» suivent chaque année un programme donné en partie à l’école et en partie dans l’entreprise. En tout, 600 heures réparties sur deux années avec des cours théoriques et 10 à 12 jours de formation chaque année donnés au sein de l’entreprise par le personnel d’Audi. Depuis 2012, une cinquantaine d’élèves ont été formés dans ce qu’on appelle ici «les classes Audi». Un quart d’entre eux travaillent aujourd’hui au sein de l’usine.

«Quand on a commencé le partenariat avec Audi, on ne savait pas si le constructeur allait rester à Forest. L’expérience aurait pu s’arrêter du jour au lendemain.» Vincent Guinchon, Institut Don Bosco

Un cadre unique d’apprentissage pour les élèves qui demande à l’école une réelle flexibilité qu’elle n’est pas nécessairement en mesure d’offrir. La directrice de l’Institut Don Bosco, Véronique Brahy, pointe les difficultés organisationnelles et surtout le manque de moyens. «L’immersion en entreprise est clairement une priorité politique. On nous dit ‘Faites, faites, faites’ mais les moyens ne suivent pas. On aimerait bien mettre en place d’autres partenariats mais il faudrait au préalable revoir toute l’organisation des cours. C’est ce qui rend l’expérience ‘Audi’ unique et difficilement transposable.»

Vincent Guinchon pointe également une autre difficulté qui montre les limites du modèle. «Ça ne peut fonctionner qu’avec de grandes entreprises capables d’investir du temps dans la formation.» Le professeur insiste sur le rôle crucial de la personne en charge de la formation au sein de l’entreprise. «Je le vois bien avec les autres partenaires. À la STIB par exemple, on travaille avec quelqu’un d’extraordinaire, une personne motivée et qui investit de son temps dans la formation des élèves. Le jour où elle part, je ne suis pas certain que l’expérience sera aussi concluante!»

Syndrome Caterpillar

La fragilité de ce type de partenariat pose également question. Soutenir et amener les grandes entreprises de la région bruxelloise à s’investir dans la formation, c’est essentiel. Mais que se passera-t-il en cas de fermeture ou de délocalisation? Un scénario à la Caterpillar doit inciter les responsables politiques à imposer des exigences en termes de création d’emplois. Vincent Guinchon en est bien conscient pour l’avoir vécu lui-même: «Quand on a commencé le partenariat avec Audi, on ne savait pas si le constructeur allait rester à Forest. L’expérience aurait pu s’arrêter du jour au lendemain.» Aujourd’hui, l’annonce de la fabrication du nouveau modèle électrique de la marque laisse entrevoir des perspectives à moyen terme. Mais le risque est bien présent que la situation change très rapidement. «Surtout avec des entreprises de ce type-là. C’est bien pour ça qu’on ne souhaite pas former des élèves pour une seule entreprise. On suit le programme. Ils ne peuvent pas être formatés ‘Audi’!»

 

  1. Déclaration de la task-force « Enseignement, Formation, Emploi, Entreprise ».

Francois Corbiau

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