Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Sans-abrisme

L’après-Samusocial: le BAIS au cœur des débats

Poussés dans le dos par la «crise du Samusocial», les ministres bruxellois de l’Aide sociale, Pascal Smet et Céline Fremault, ont appuyé sur le champignon pour faire aboutir au plus vite le vote de la future ordonnance bruxelloise qui doit réorganiser le secteur de l’aide aux sans abri et redessiner l’architecture de la structure qui succédera au Samusocial. Aujourd’hui, les acteurs de terrain font tout pour se faire entendre et peser sur le texte.

CC_Patrick Marioné

Poussés dans le dos par la «crise du Samusocial», les ministres bruxellois de l’Aide sociale, Pascal Smet et Céline Fremault, ont appuyé sur le champignon pour faire aboutir au plus vite le vote de la future ordonnance bruxelloise qui doit réorganiser le secteur de l’aide aux sans-abri et redessiner l’architecture de la structure qui succédera au Samusocial. Aujourd’hui, les acteurs de terrain font tout pour se faire entendre et peser sur le texte.

Dès l’entame de la législature, les ministres bruxellois de l’Aide sociale l’annoncent haut et fort: ils souhaitent réorganiser le secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri jusque-là régi par une ordonnance datant de 2002. Leur ambition: orienter la politique «vers un objectif zéro sans-abri». Fin janvier 2017, le Collège réuni de la Cocom approuve en première lecture le projet d’ordonnance «relative à l’aide d’urgence et à l’insertion des personnes sans abri» échafaudé par les deux ministres. Le texte suscite de nombreuses réactions auprès des professionnels du secteur (lire Alter Échos n°441-442).

En juin dernier la «crise du Samusocial» bouscule l’opinion publique et le monde politique bruxellois; elle rend la réorganisation du secteur plus urgente encore avec, au centre des préoccupations, la nécessité de moderniser cette structure d’hébergement d’urgence également devenue coordinatrice du Plan Hiver. Juillet, au cœur de l’été, le texte passe dare-dare en seconde lecture. Cette mouture de l’ordonnance fait aujourd’hui l’objet de consultations avec le secteur et d’autres acteurs concernés, dont les CPAS en première ligne, en vue de formuler une troisième version du texte. Si le texte a évolué entre janvier et juillet, deux gros points de crispation demeurent.

BAIS: le gros morceau

Le Samusocial ayant traversé une tourmente sans précédent, que faire de cet organisme entaché par des faits de mauvaise gouvernance? Très vite, aux prémices de l’été, les ministres font savoir qu’une asbl de droit public et de portée régionale va être mise sur pied pour lui succéder. Et alors que la première version du projet d’ordonnance prévoyait deux organes de coordination du secteur (le premier, le Samusocial, pour le pôle «urgence»; le second, une nouvelle structure publique à créer, pour le volet «insertion»), dans le texte passé en seconde lecture, l’ensemble de la coordination incombe au nouveau bébé du gouvernement. Celui-ci porte le joli petit nom de BAIS, pour Bureau d’aide et d’insertion sociale.

Le hic, c’est que cette structure, telle qu’elle est conçue actuellement, devrait endosser de multiples casquettes: la coordination du secteur; l’orientation des personnes sans abri; un rôle d’observatoire; et des missions opérationnelles d’hébergement d’urgence (soit les services actuels du Samusocial). Un mélange des rôles qui crée le malaise.

«Pour le politique, il n’y aurait pas de conflit d’intérêts puisque l’organe sera paritaire. Dans les faits, ce n’est pas si évident.» Christine Vanhessen, AMA

Les missions opérationnelles doivent être sorties du BAIS, plaide la concertation bruxelloise d’aide au secteur sans-abri dans sa «Note de proposition relative au projet d’ordonnance», remise aux cabinets des ministres. «C’est compliqué d’avoir une structure qui se situe au-dessus de la mêlée tout en faisant de l’hébergement. Cela pourrait créer un déséquilibre avec le reste du secteur», commente Christine Vanhessen, directrice de l’AMA, Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri.

«Pourquoi un pôle d’hébergement d’urgence opérationnel devrait-il être placé dans cette association de droit public? Je ne vois pas pourquoi cela n’aurait pas pu être mis en place, comme toutes les autres institutions, dans une asbl de droit privé?», s’interroge Brigitte Houtman, présidente de la fédération BICO (Fédération des maisons d’accueil et initiatives d’accueil et d’accompagnement en faveur des personnes en difficulté et des sans-abri en Région bruxelloise) et directrice de la maison d’accueil Talita. «Je pense que tout cela a été fait dans la rapidité à la suite de la crise du Samusocial. Mais quand on donne un rôle de coordination/contrôle et en même temps de l’opérationnel, cela ne peut que rendre l’organisation et la pratique de terrain peu pertinentes.»

Les discussions autour de la structuration du BAIS et de ses organes de pouvoir vont bon train. Le compromis aujourd’hui reposerait sur une séparation des missions opérationnelles et de coordination au sein même de la structure. «Pour le politique, il n’y aurait pas de conflit d’intérêts puisque l’organe sera paritaire», souligne Christine Vanhessen. Car, pour gérer cette mégastructure, les ministres comptent instaurer un partage des pouvoirs, associant le terrain d’un côté, le politique de l’autre. De quoi résoudre tous les problèmes? «Dans les faits, ce n’est pas si évident. La parité est très intéressante et tout à fait jouable mais cela demande des efforts de part et d’autre. Cela en vaudra la peine pour autant que le Collège réuni joue le jeu», continue la directrice de l’AMA.

Car des risques de conflits d’intérêts, il y en a. Exemple avec le rôle d’orientation du BAIS. Le bureau d’aide régional aura pour mission, selon le texte, d’orienter les personnes sans abri vers une structure d’hébergement ou d’aide. La structure d’accueil visée, tout en restant maître de son projet pédagogique, sera tenue d’appliquer cette décision d’orientation. Si elle la conteste, pour faire court, elle pourra le communiquer aux ministres, qui auront alors 10 jours pour annuler ou non la décision. Un délai au-delà duquel – si les ministres ne répondent pas – la décision du BAIS deviendra définitive. Mais quand on sait que les ministres seront présents dans les instances de décision du BAIS tout en étant eux-mêmes les instances de recours, on peut se poser la question de l’effectivité de cette procédure. Bref, il semble évident que les modalités de gestion de cette future grosse machine de lutte contre le sans-abrisme doivent encore être éclaircies.

Des parcours tout tracés?

Plus largement, pour Brigitte Houtman, le danger des nouvelles modalités d’orientation du BAIS serait de rester dans une vision «un lit = une personne et il faut enchâsser les deux». Elle s’explique. La maison d’accueil Talita, dont elle est directrice, accueille des personnes avec des enfants, des sans-papiers, des personnes avec des problématiques de santé mentale ou de toxicomanie. «On essaye de garder un équilibre dans les profils. Il y aura beau avoir des protocoles de collaboration, on risque, avec une orientation centralisée, d’avoir moins la possibilité de réfléchir, avec les personnes demandeuses d’un accueil, au lieu le plus adapté. Actuellement on fait du travail sur mesure, on se connaît très bien dans le secteur, on est très complémentaires.»

«Qui aura accès à ces informations? Le secteur? Les CPAS? Et pourquoi pas la police ou l’Office des étrangers?», Christine Vanhessen, AMA

La question du caractère subsidiaire – ou non – de l’orientation du BAIS continue de poser question. Autrement dit, le demandeur sera-t-il obligé ou non de pousser la porte de ce nouvel organe régional? En l’état, le flou subsiste. Théoriquement, le bureau d’aide régional devrait être une porte d’entrée parmi d’autres pour aider une personne sans abri à trouver un hébergement ou une aide sociale, explique Yahyâ Hachem Samii, directeur de la Strada (Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri, organe dont le CA réunit les cabinets politiques et le secteur), qui s’exprime ici au nom de son équipe. «Si ce n’est pas le cas, on va détourner les moyens utiles pour la mise en œuvre de l’aide, mais aussi augmenter le risque de laisser des personnes de côté, car certaines personnes pourraient ne pas se reconnaître dans les trajectoires proposées.» Face à une diversité de situations, tous souhaitent conserver une diversité de portes d’entrée vers l’aide sociale. «Si on vient sonner à la porte de notre maison d’accueil, la personne devrait se présenter également au BAIS, que ce soit avant ou après. Mais ces personnes ont déjà une liste inimaginable de choses à faire… continue Brigitte Houtman. L’intention des ministres est louable: faciliter l’ouverture des droits des bénéficiaires. Mais l’ouverture des droits, c’est ce qu’on fait depuis des années…»

Partage des données, oui, mais…

Autre point de crispation: le dossier social électronique. Le projet d’ordonnance prévoit la création d’un «dossier social», supposant la collecte de toute une série de données mais aussi leur partage. Ici aussi, l’objectif annoncé par les ministres est de faciliter l’ouverture des droits des bénéficiaires (notamment via une meilleure collaboration avec les CPAS). Entre la première et la seconde lecture, le texte a été passé à la loupe de la Commission de la protection de la vie privée et a fortement évolué. De quoi rassurer certains. Mais pas complètement.

Si le projet actuel balise beaucoup mieux le traitement de l’information – il prend même les devants sur le règlement général sur la protection des données, RGPD, qui devra entrer en application en 2018 –, c’est son partage qui suscite des craintes. Car la finalité de ce partage ne serait pas clairement établie. «Qui aura accès à ces informations? Le secteur? Les CPAS? Et pourquoi pas la police ou l’Office des étrangers? Car les informations collectées sont objectives (nom, nationalité…), mais aussi subjectives: état de santé, données sociales… Elles peuvent servir à stigmatiser une personne», s’inquiète Christine Vanhessen (AMA).

«En Flandre, après des années d’enregistrement avec ce type de système, nos collègues sentent une pression par rapport aux publics qui ont bénéficié d’une aide pendant des années ou qui font des allers-retours d’une institution à l’autre», ajoute de son côté Brigitte Housman (BICO).

Prévention et intégration

Le projet initial d’ordonnance a le mérite de reconnaître toute une série d’initiatives qui existaient déjà, mais qui n’étaient pas encore agréées (initiatives Housing First, accueil de jour par ex.). Plus largement, il tend à rééquilibrer l’importance relative des pôles «urgence» et «insertion», un déséquilibre «historique» générateur de tensions et de frustrations depuis des années dans le secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri (lire Alter Échos n°417). Encore faudra-t-il que ce nouvel équilibre soit suivi d’une nouvelle répartition des financements en faveur des prises en charge sur le long terme, de l’accompagnement à domicile, du post-hébergement, de la prévention (même si l’on peut s’accorder sur le fait que des petits pas aient été faits en ce sens).

«On risque, avec une orientation centralisée, d’avoir moins la possibilité de réfléchir au lieu le plus adapté.», Brigitte Houtman, BICO, maison d’accueil Talita

Entre la première et la seconde version, de nombreuses améliorations ont aussi été apportées, apaisant par exemple les craintes du secteur quant à la potentielle exclusion des publics sans papiers des structures d’hébergement d’urgence (lire Alter Échos n°441-442). Le texte sera encore adapté en fonction des avis du Conseil d’État, du Conseil consultatif de la santé et de l’aide aux personnes de la Cocom et des concertations en cours avec les représentants du secteur ou de secteurs connexes (le 17 novembre s’est notamment déroulée une réunion de concertation sur le projet d’ordonnance avec les CPAS).

«Nous avons enfin l’impression d’être entendus, se réjouit Christine Vanhessen. Les réunions qui se sont tenues ont été très constructives. Mais si le texte en l’état ne change pas, cela nous posera problème et ils devront se justifier.»

Resterait peut-être aussi à introduire dans le texte une vision à 360° de la politique de lutte contre le sans-abrisme, notamment en tenant compte des secteurs voisins, qui prennent en charge les mêmes publics à partir de problématiques spécifiques: logement, santé, santé mentale, assuétudes… Aujourd’hui, ces secteurs sont intégrés dans la «concertation du secteur sans-abri». «Il faudra des accords de coordination et intégrer ces acteurs dans le travail de coordination», estime Yahyâ Hachem Samii avant de conclure: «Un investissement dans la prévention permettrait aussi de grandes économies par la suite. Si on aide les personnes à préserver leur situation de vie, on devra consacrer moins de moyens dans l’hébergement d’urgence et dans l’accompagnement. Les politiques préventives sont les plus efficaces même si elles sont, évidemment, plus difficiles à mesurer…» 

En savoir plus

«Sans-abri à Bruxelles: un projet d’ordonnance qui sème le trouble», Alter Échos n°441-442, 3 avril 2017, Marinette Mormont.

«Budget sans-abrisme à Bruxelles: un gâteau aux parts inégales», Alter Échos n°417, février 2016, Marinette Mormont.

«Sans-abrisme: pour une approche intégrée», Alter Échos Web, 8 octobre 2015, Marinette Mormont.

Relire aussi l’interview de Céline Fremault sur sa politique sociale: «Fremault: ‘L’accueil d’urgence ne résout pas le problème du sans-abrisme’», Alter Échos n°405 du 8 juin 2015, Marinette Mormont.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)