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Regard critique · Justice sociale

Culture

L’exil à visage humain sur la scène du National

Avec leur création «Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu», le collectif d’actrices et d’acteurs «Nimis groupe» scrute la politique migratoire européenne toujours plus répressive. Un spectacle nécessaire à l’heure où une frange de l’opinion publique se laisse séduire par les discours de haine et de repli sur soi.

22-01-2016
NIMIS, Théâtre National, Janvier 2016. ©Véronique Vercheval

Avec leur création Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, le collectif d’actrices et d’acteurs «Nimis groupe» étudie la politique migratoire européenne toujours plus répressive. 

Qui de mieux pour aborder la question migratoire que des hommes et des femmes ayant tenté de pénétrer dans l’Europe forteresse? Les sept comédiens du collectif «Nimis groupe» ont fait le pari d’inviter six demandeurs d’asile sur scène pour leur création. Avec réalisme, poésie et beaucoup d’humour, les comédiens, qui portent tous le nom de Bernard Christophe – clin d’œil à la déshumanisation des sans-papiers – nous racontent leur parcours d’exil et leur quotidien en Europe, marqué par de lourdes procédures administratives, mais aussi l’enfermement, l’isolement et l’attente angoissante d’une décision…

À travers ces témoignages complétés par une recherche documentaire de trois ans, la création Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu décortique les politiques migratoires sécuritaires. Elle révèle, sans langue de bois et à coups de chiffres et de données, le business juteux de la surveillance des frontières et le rôle plus qu’opaque de l’agence Frontex. Le spectateur ressort de cette pièce de théâtre la tête pleine de nouvelles informations. Il comprend aussi, que derrière les «flux migratoires», il y a des milliers d’ individus courageux et résistants. Un rappel nécessaire à l’heure où une frange de l’opinion publique se laisse séduire par les discours de haine et de repli sur soi.

À l’issue de leur deuxième représentation dans une salle comble au Théâtre National, nous avons rencontré Sarah Testa, du «Nimis groupe», et les comédiens «amateurs» Olga Tshiyuka et Abdel Wahab Jeddou.

Alter Échos: Cette création a mûri pendant trois ans. Quel en a été le processus?

Sarah Testa: Tout est parti d’un échange entre comédiens de Liège et de Bretagne il y a quatre ans. À ce moment-là, la France procédait à la destruction de campements roms. On a trouvé cela très bizarre que l’Europe se gargarise de mettre de l’argent dans des programmes d’échanges culturels comme celui auquel nous participions tout en expulsant des personnes… Nous avons alors eu l’idée de faire un spectacle sur les politiques migratoires européennes et leurs visées économiques. Nous avons commencé à éplucher des récits de voyage, des annales parlementaires. Après deux ans, nous sommes allés au centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Bierset, via une connaissance qui y travaillait. Ce fut un choc pour nous tous. On ne se doutait pas une seconde avant d’y être de ce qu’il s’y passait. Jusque là, nous avions du mal à monter sur le plateau, à jouer. Cela  nous semblait complètement aberrant de «jouer» un migrant. Ces rencontres humaines ont été le déclic et on a décidé d’écrire le spectacle avec des demandeurs d’asile. 

NIMIS, Théâtre National, Janvier 2016
NIMIS, Théâtre National, Janvier 2016

On a trouvé cela très bizarre que l’Europe se gargarise de mettre de l’argent dans des programmes d’échanges culturels comme celui auquel nous participions tout en expulsant des personnes…

A.É.: Pour  vous, demandeurs d’asile, comment s’est passée la première rencontre? Comment avez-vous accueilli ce projet?

Abdel Wahab Jeddou: Dans les centres ouverts, nous n’avons tellement pas l’habitude de voir des gens de l’extérieur en visite que nous étions d’abord très méfiants… On a même pensé qu’il s’agissait d’espions envoyés par l’Office des Étrangers (rires)! Nous en avons discuté ensemble et on a senti que c’était bon pour nous. C’était tellement positif que des gens nous écoutent et surtout, qu’il n’y ait pas de décision à l’issue de la discussion, comme c’est le cas lors de nos entretiens pour nos demandes d’asile. J’ai aimé la mixité du  groupe, la liberté de parole et la capacité à raconter notre histoire qui nous était offerte. Le Nimis groupe est composé d’acteurs mais ils ne se sont pas sentis capables de jouer le rôle de migrants. C’est fort. Ça change tout de faire appel à nous. Parler de notre vécu permet d’ouvrir des pistes. En couplant nos témoignages à toutes les autres sources documentaires utilisées pour écrire ce spectacle, on offre une autre vision de la question migratoire que celle qui est proposée dans les médias. On montre qu’on existe, qu’on est là. On met un visage sur des chiffres.

Olga Tshiyuka: Je n’étais pas à Bierset lors de la première rencontre avec le Nimis groupe. Une assistante sociale du centre d’Eupen où je séjournais à l’époque a eu vent du projet. J’ai rejoint la troupe plus tard. J’ai apprécié que ce projet nous laisse parler, nous donne la possibilité de dénoncer, de montrer l’invisible. Les centres ouverts ou fermés sont situés dans des endroits reculés, au milieu de nulle part. Je n’oublierai jamais le jour de mon entretien à l’Office des Étrangers. J’étais seule, en route à 5h du matin pour rejoindre Bruxelles et arriver à 8h. Je pleurais… Ce spectacle nous donne aujourd’hui l’occasion de parler pour toutes ces personnes qui traversent cette même épreuve douloureuse, seules et en silence. Quand je suis sur scène, j’y repense.

Dans les centres ouverts, nous n’avons tellement pas l’habitude de voir des gens de l’extérieur en visite que nous étions d’abord très méfiants… On a même pensé qu’il s’agissait d’espions envoyés par l’Office des Etrangers

A.É.: Faire une pièce avec des demandeurs d’asile demande de les rémunérer. Mais, comme vous l’énoncez dans votre spectacle, ils n’ont pas le droit de travailler et ont donc été engagés sous contrat bénévole… C’était important pour vous de le signaler sur scène?

Sarah Testa: On dénonce dans notre spectacle le business qui se fait sur le dos de ces personne sans droits, en évoquant notamment le travail saisonnier. Les demandeurs d’asile engagés bénévolement sont aussi victimes d’un marché du travail prédateur. Cette économie dite «informelle» est en fait très liée à l’économie formelle. Nous ne voulions pas non plus faire l’apologie du travail dérégulé, d’où l’évocation des mini-jobs en Allemagne. 

NIMIS, Théâtre National, Janvier 2016. ©Véronique Vercheval
NIMIS, Théâtre National, Janvier 2016. ©Véronique Vercheval

J’ai apprécié que ce projet nous laisse parler, nous donne la possibilité de dénoncer, de montrer l’invisible.

A.É.: Une grande partie du spectacle tourne autour des entretiens qu’ont les demandeurs d’asile avec diverses institutions. Outre le vécu des demandeurs d’asile comme source d’inspiration, avez-vous rencontré leurs interlocuteurs à l’Office des Étrangers ou au CGRA (Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides)? Que vous-ont ils rapporté? 

Sarah Testa: La chose la plus frappante est leur tendance à se déresponsabiliser. Aussi, le vocabulaire utilisé traduit l’aspect très «fonctionnaire» de ces métiers. Par exemple, une employée du CGRA, a vu son titre d’«assistante de protection» changer en «agent traitant». La fonction restait exactement le même. Elle utilisait aussi du vocabulaire du type «je ne suis pas assez assertive…». Ou nous a même confiés «aimer avoir les migrants syriens en entretien pour pouvoir leur dire oui…» Nous avons mis ces témoignages en perspective avec de nombreux ouvrages dont Accueillir ou reconduire, Enquête sur les guichets de l’immigration, d’Alexis Spire et bien sûr, les expériences des demandeurs d’asile.

Olga Tshiyuka: On a dû donner beaucoup de conseils aux comédiens pour incarner ces personnages-là. Quand on leur disait de jouer le «gentil méchant», pour nous, c’était tellement évident, beaucoup moins pour eux. Nous avons passé tellement de temps dans ces entretiens qu’on en connaît tous les secrets. C’est de la torture mentale. La personne qui t’interroge, zen en apparence, n’a qu’un seul objectif: que tu craques. Je me dis souvent que je veux devenir la spécialiste des procédures et faire une tournée explicative en Afrique pour lever le rideau là-bas sur ce qu’est vraiment l’Europe, loin de l’image que la télévision nous donne. Si beaucoup de personnes travaillant dans la procédure d’asile jouent le jeu, j’ai aussi vu du personnel craquer. Comme les infirmières qui ne supportent plus les situations de détresse…

Sarah Testa: L’une des personnes du CGRA nous a expliqué avoir eu moins de difficulté à bosser en Haïti au lendemain du séisme qu’à Bierset. Son moyen d’échapper à la dureté du boulot était de s’imaginer réceptionniste d’un hôtel! 

 

Sur scène, je n’ai pas envie de pleurer, j’ai la rage. Je veux porter mon message avec honneur et dignité.

A.É.: C’est une pièce sensible, mais pas larmoyante. Vous relatez des histoires de vie très douloureuses la tête haute… 

Abdel Wahab Jeddou: Je raconte mon histoire, mais elle est celle de milliers d’autres… C’est ça qui me donne de la force. 

Sarah Testa: La première personne rencontrée à Bierset nous a livré son témoignage sans s’arrêter pendant plus d’une heure trente. Sans larme. C’est l’énergie de vie qui amène ces gens jusqu’ici. Nous voulions insister là-dessus dans le spectacle. Lors de notre visite à Lampedusa, à l’occasion de la commémoration du naufrage du 3 octobre 2013 (qui a coûté la vie à près de 150 personnes, NDLR), nous avons été choqués de voir l’utilisation abusive de l’émotionnel au service de l’économie des frontières, tant dans le chef de Martin Schulz, président du Parlement européen, que des émissions de télévision. Ce spectacle invite aussi à sortir de l’image du migrant, soit criminel, soit victime.

Olga Tshiyuka: Les larmes ne nous servent à rien… Sur scène, je n’ai pas envie de pleurer, j’ai la rage. Je veux porter mon message avec mon cœur, honneur et dignité. 

Des temps pour réfléchir autour de la pièce

Pendant les représentations du spectacle Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, le Théâtre National et le NIMIS Groupe proposent des rencontres après spectacles, des projections, des expositions, qui mettent en perspective les thématiques de cette création, ainsi que deux débats.

> samedi 23/01, de 15h à 17h: «La sécurisation des frontières, une nécessité?»

Voici plus de dix ans que les budgets en matière de sécurité augmentent sensiblement, alors que l’efficacité des contrôles demeure contestable. Ce constat appelle la réflexion: l’escalade de la surveillance vient-elle répondre à un besoin de sécurité des citoyens européens? Ou la peur doit-elle être entretenue pour que le marché de la sécurité continue de prospérer?

> samedi 30.01, 16h > 18h: «Les solidarités discrètes»

L’élan de générosité citoyenne autour des migrants du parc Maximilien a bénéficié d’une large médiatisation qui l’a décuplé. Plus discrètement, de nombreux collectifs de migrants ou d’activistes œuvrent tous les jours à concrétiser la solidarité entre et avec les migrants ainsi qu’à se battre pour leurs droits. Cette rencontre vous invite à mieux connaître leurs motivations, leurs modes d’actions, leurs complémentarités et, qui sait, à les rejoindre.

Entrée libre, réservation souhaitée au 02/203.53.03.

Programme complet ici

Aller plus loin

«Contrôle des frontières: comment gagner des millions?», Alter Échos n° 414-415, décembre 2015, Cédric Vallet.

«L’afflux massif de migrants est à relativiser», Alter Échos, 12 juin 2015.

« Philippe de Bruyckere : d’abord sauver des vies », par Cédric Vallet, Alter Echos, n°402, 13.05.2015.

«Ces naufrages ne sont pas une fatalité», interview de François Crépeau, par Cédric Vallet,Alter Échos n°369, 15.11.2013.

Focales n°5, mai 2014: «Réinstallation des réfugiés: les premiers pas d’un programme belge»

En savoir plus

Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, du 19 au 31 janvier au Théâtre National à Bruxelles. Du 2 au 5 février à l’Eden à Charleroi dans le cadre du festival Kicks, organisé par le théâtre de l’Ancre. 

Infos : www.theatrenational.be /  www.ancre.be / www.nimisgroupe.com

Manon Legrand

Manon Legrand

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