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Regard critique · Justice sociale

Agriculture

Le burn-out est dans le pré

La charge de travail et la pénibilité sont à l’origine de bien des défections dans le monde agricole. Le nombre d’exploitations est en chute libre et, dans le même temps, celles qui subsistent voient leur taille s’accroître sans que les exploitants puissent forcément s’adjoindre les bras d’un ouvrier agricole. Résultat: des agriculteurs usés, des jeunes qui se détournent de la profession, et de la casse psychologique et financière.

©Olivier Bailly / Agence Alter

La charge de travail et la pénibilité sont à l’origine de bien des défections dans le monde agricole. Le nombre d’exploitations est en chute libre et, dans le même temps, celles qui subsistent voient leur taille s’accroître sans que les exploitants puissent forcément s’adjoindre les bras d’un ouvrier agricole. Résultat: des agriculteurs usés, des jeunes qui se détournent de la profession, et de la casse psychologique et financière.

Cinquante-sept heures par semaine, c’est le nombre d’heures que 71% des agriculteurs, interrogés dans le cadre du Baromètre Terre-net Bva en juin dernier (1), déclaraient passer sur leurs terres. C’est particulièrement vrai pour les éleveurs de bétail, concernés de manière massive par un tel volume de travail. Quarante-quatre pour cent des cultivateurs se disent concernés par de telles conditions de travail. Ce sondage concerne le monde agricole français, à propos duquel on dispose de chiffres et d’informations bien plus précises que de notre côté de la frontière. Mais pas de raison de penser que les choses soient fondamentalement différentes dans notre pays. Autre sondage sur la pénibilité du travail agricole: le fait que la moitié des chefs d’exploitation déclarent préférer que leur fille ou leur fils ne reprenne pas l’exploitation familiale (toujours selon un sondage Terre-net Bva). 

Prise de pouls, belge cette fois: l’indice de confiance agricole Crelan qui se positionne comme le partenaire financier privilégié des agriculteurs. Parmi les informations recueillies en 2013, on y trouve des indications relatives aux risques auxquels le monde agricole s’estime le plus exposé. Quatre types de risques sont relevés par la profession: le premier porte sur la fluctuation des prix qui incapacite l’agriculteur dans une gestion prévisionnelle de ses résultats financiers; ensuite viennent l’incertitude réglementaire, notamment relative à la PAC, les risques liés à la production (tels que l’échec des récoltes) et ceux inhérents aux investissements, avec de grandes incertitudes sur les retours escomptés.

Le blues des agriculteurs

Un nombre d’heures de travail impressionnant, une incertitude croissante sur les rentrées financières, un épuisement professionnel qui amène les agriculteurs à espérer que leurs enfants ne reprendront pas l’activité. Le découragement n’est pas loin. À cet égard, une enquête a été réalisée par l’Institut de veille sanitaire français (INVS), portant sur la surveillance de la mortalité par suicide des exploitants agricoles pour les années 2007, 2008 et 2009. Sur les trois années étudiées, 485 suicides ont été enregistrés, soit un agriculteur qui disparaît tous les deux jours. Un taux supérieur de 20% par rapport au reste de la population.

Chez nous, comme l’a souligné le site apache.be dans un article publié en 2012, le suicide des agriculteurs, et plus largement leur mal-être, est un sujet tabou. C’est Brigitte Huet, de l’Union des agricultrices wallonnes (UAW), qui l’affirme, citant l’isolement et le fait que, dans ce milieu professionnel, on n’exprime pas ses difficultés, on ne demande pas d’aide: «Quand les agriculteurs sont en difficulté, ils préfèrent le garder pour eux, ils s’enferment dans cette spirale jusqu’à ne plus savoir comment s’en sortir.»

Cette situation préoccupe et le sort des agriculteurs ne laisse pas indifférent, même si les réponses adéquates sont difficiles à dégager dans un contexte européen et mondialisé. Des questions parlementaires sont régulièrement posées à propos de l’épuisement professionnel des agriculteurs. Les questions orales, posées en octobre dernier à l’actuel ministre wallon de l’Agriculture, René Collin (cDH), soulignaient l’importance d’améliorer l’accompagnement social des agriculteurs (2). Préoccupation sur laquelle Carlo Di Antonio (cDH également) s’est penché en adoptant sous la précédente législature un Code wallon de l’agriculture dans lequel l’existence de plusieurs associations visant à soutenir et accompagner les agriculteurs a été inscrite afin de pérenniser leur action.

Accompagner les difficultés

Parmi ces organismes figure l’asbl Agricall, constituée comme telle depuis 2005, mais issue d’une cellule d’accueil psychologique, PreventAgri (organisme qui existe toujours mais qui s’est spécialisé dans l’amélioration de la sécurité, la santé et le bien-être au travail; lire: «Pesticides: les agriculteurs face au risque»). Agricall Wallonie assure pour sa part un soutien aux agriculteurs en difficulté par le biais d’une cellule d’aide et d’encadrement spécialisée. Elle dispose d’un numéro d’appel gratuit, le 0800 85 018, où s’effectuent une écoute anonyme des agriculteurs en difficulté et un premier contact confidentiel. Elle propose aussi des services d’accompagnement gratuits dans plusieurs domaines de compétence: encadrement et soutien psychologiques, audit de gestion, bilan de compétences, soutien juridique, reconversion professionnelle totale ou partielle.

«Les agriculteurs sont très souvent le nez de la guidon, dans l’incapacité de prendre du recul. Ils travaillent d’arrache-pied et pourtant ils ne s’en sortent pas. Ils n’ont pas l’occasion d’envisager d’autres manières de travailler.» Laurence Leruse, Agricall

Comme l’expliquent Laurence Leruse, coordinatrice de l’asbl, et Samuel Coibion, responsable de la formation et de l’accompagnement, «la situation des agriculteurs wallons n’est pas évidente: nous en sommes les témoins quotidiens et les demandes qui nous parviennent l’attestent également. Le contexte économique actuel, les charges financières souvent très lourdes, le volume de travail impressionnant, des fermes plus grandes, mais pour lesquelles il n’y a pas forcément plus de bras pour absorber la charge de travail: telles sont les situations auxquelles nous sommes confrontés». Mille cinq cents appels par an, 400 personnes accompagnées: les demandes d’aide ponctuelle alternent avec un suivi plus approfondi, mais, dans tous les cas, les demandes arrivent souvent lorsque la situation est assez dégradée, tant sur le plan psychologique que concernant la santé financière de l’exploitation. «Les agriculteurs sont très souvent le nez dans le guidon, dans l’incapacité de prendre du recul. Ils travaillent d’arrache-pied et pourtant ils ne s’en sortent pas. Ils n’ont pas l’occasion d’envisager d’autres manières de travailler. Quand on intervient à temps, on peut envisager avec eux d’autres manières de fonctionner, de façon plus efficace. Si cela s’avère nécessaire, on effectue un audit complet de la ferme, ainsi qu’une analyse de la situation financière. S’il y a des dettes, on prend contact avec les créanciers pour essayer de trouver des arrangements.»

Un des apports essentiels de l’accompagnement d’Agricall: rompre l’isolement dans lequel se trouvent bien des agriculteurs pour les aider à réformer, diversifier ou cesser leur activité, quand cela s’avère incontournable.

Cesser l’activité: le remède ultime
Jacques (nom d’emprunt) est issu d’une famille d’agriculteurs installée dans la région de Saint-Hubert. En 1998, alors qu’il a 23 ans, il rachète l’exploitation de ses parents qui compte un élevage bovin, des vaches laitières et 50 hectares de terrain. Pour cela, il s’endette pour de longues années (près de 15 ans). Malheureusement, la ferme n’est pas dans une situation financière florissante: «Pour expliquer brièvement, quand je reprends, les outils de production sont assez vétustes, les comptes de la ferme ne sont pas à l’équilibre et mes parents, qui ne s’entendent pas, continuent d’exploiter (assez mal) une partie de l’activité.»Cette situation handicape Jacques, tout autant que les fluctuations des prix des produits agricoles, parfois au-dessous du seuil de rentabilité, les coûts d’investissement, notamment pour la mise aux normes imposée il y a cinq-six ans, le matériel agricole qui se perfectionne mais dont les prix ne font qu’augmenter, tout comme les charges sociales et l’imposition sur les revenus.La situation bancale de la ferme et le travail accaparant ont raison du premier mariage de Jacques et puis d’un second: «Quand je fais appel à Agricall, j’ai déjà des difficultés financières et relationnelles avec mes parents. Mes deux divorces n’étaient pas évidents à digérer. J’avais besoin d’une aide psychologique pour remonter la pente. Dans le même temps, l’analyse des comptes de la ferme s’est avérée problématique. Le CGTA, service de la Fédération wallonne des agriculteurs, a effectué un audit de l’exploitation et le couperet est tombé: il préconise la vente des bêtes.»En 2012, alors que la ferme compte 70 vaches laitières et 150 têtes de jeune bétail, Jacques se sépare de ses bêtes, mais garde les 50 ha de terres qu’il continue de cultiver, tout en faisant appel à une société agricole pour certains semis et les moissons. «Quand la vente a été décidée, la nouvelle s’est vite répandue dans la région, des agriculteurs du coin avaient déjà contacté les propriétaires des terres que je louais pour récupérer les baux. Ce n’était pas évident à affronter. Avec la vente des bêtes, j’ai pu payer mes dettes, notamment auprès de mes fournisseurs. Aujourd’hui, je travaille comme intérimaire, mais pas comme ouvrier agricole car les salaires sont vraiment trop peu élevés dans le secteur, en raison d’une commission paritaire peu favorable. Je travaille plutôt comme manœuvre sur des chantiers de construction ou comme mécanicien. Mais rien de fixe. Pourtant, dans les agences d’intérim, quand vous dites que vous avez été fermier, vous trouvez facilement du boulot: on a la réputation d’être des bosseurs, de ne pas rechigner à la tâche, même si le salaire n’est pas très élevé. Je conserve une activité complémentaire comme agriculteur, mais ce n’est plus la terre qui me fait vivre.»

1. Sondage effectué auprès de 555 agriculteurs professionnels représentatifs du 2 au 15 juin 2015, à la demande de Terre-net, site Internet français.

2. Questions posées par Christine Morréale et Clotilde Leal-Lopez (députés wallonnes, respectivement PS et cDH), parlement wallon, CRIC n°20 (session 2014-2015), commission de l’agriculture et du tourisme, 20 octobre 2014, pages 21 et suivantes.

Aller plus loin

Découvrez notre dossier : Qui osera être agriculteur demain ?

Nathalie Cobbaut

Nathalie Cobbaut

Rédactrice en chef Échos du crédit et de l'endettement

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