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Migrations

Iverna McGowan (Amnesty EU) : « L’approche actuelle de l’UE est inadaptée face à la crise humanitaire »

Chaque année, Amnesty International publie son rapport et dresse un état des lieux des violations des droits de l’homme à travers le monde. Iverna McGowan, directrice par intérim du Bureau d’Amnesty International auprès des institutions européennes, explique pourquoi les États européens ont, une fois de plus, failli à leurs engagements.

27-02-2015
© Amnesty International

Conflits, catastrophes écologiques, crises économiques… 75 millions d’êtres humains sont au bas mot dans des situations de déplacements plus ou moins forcés. Les camps font durablement partie du paysage mondial. Rien qu’en Europe, pas moins de 400 centres de rétention administrative filtrent plus de 500.000 candidats par an. Chargée en conflits, 2014 a vu périr des civils en nombre. 15 millions de personnes ont fui les combats: du jamais-vu depuis la Seconde Guerre. Dans son rapport annuel, qui passe en revue l’état des droits de l’homme dans 160 pays, Amnesty International accuse: «Les leaders mondiaux, dont l’ONU, ont lamentablement échoué à protéger les plus démunis.» L’Europe n’est pas en reste. Iverna McGowan, directrice par intérim du Bureau d’Amnesty International auprès des institutions européennes, explique pourquoi.

 

Le rapport d’Amnesty est sévère. Concernant l’Europe, on y lit: «2014 n’a pas été une nouvelle année de stagnation; ce fut une année de régression.» Pourquoi?

Plus que les années précédentes, ce rapport confirme des tendances extrêmement graves. Les conflits changent de nature. Ils oppriment d’abord les civils, des hommes et des femmes aux vies simples qui, du jour au lendemain, doivent quitter leurs terres et leurs maisons. Ils vivent sous la menace d’être tués, bombardés ou enlevés par des groupes terroristes ou des États. En Europe, ce sont les femmes et les hommes ukrainiens terrés dans des caves pour échapper aux bombes. Des millions de civils essaient d’échapper aux violences. Et, de ce point de vue, l’Europe est une des premières concernées par ses politiques d’immigration. Or, l’année écoulée a été particulièrement choquante. Les pays de l’UE ne se sont engagés à accueillir que 36 300 réfugiés syriens sur les quelque 380 000 considérés comme nécessitant une réinstallation par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). L’Allemagne a proposé 20 000 places d’accueil. L’Espagne, la France, l’Italie, la Pologne et le Royaume-Uni qui, à eux cinq, comptent 275 millions d’habitants, n’ont offert qu’un peu plus de 2 000 places, soit 0,001% de leur population cumulée. Et… la situation ne fait que s’aggraver. Pour rappel, il y a à peine deux semaines, plus de 300 personnes ont perdu la vie, une fois de plus, en mer Méditerranée.

Comment caractériser les mesures prises par l’UE et ses États membres pour l’accueil des réfugiés?

Cette nouvelle tragédie non loin de Lampedusa a révélé à quel point l’approche actuelle de l’Union européenne pour la surveillance et la fermeture des frontières est inadaptée face à la crise humanitaire de plus en plus grave en Méditerranée. Nous reconnaissons qu’il faut de toute urgence trouver une solution européenne au manque criant de moyens de recherche et de sauvetage, mais ce n’est pas ce qui a été offert ici. Les États membres doivent intensifier leurs efforts et intervenir davantage.

Une nouvelle opération baptisée «Triton» et gérée par Frontex, l’organisme chargé de la surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne, est pourtant en cours de préparation…

Oui, mais sans augmentation de ses capacités ni élargissement de son périmètre d’intervention, le prolongement de l’opération Triton ne change absolument rien. Avant qu’il n’y soit mis un terme, à la fin de l’année 2014, l’opération italienne de recherche et de sauvetage «Mare Nostrum» avait permis de sauver des milliers de vies. «Triton», qui est mandaté par l’agence Frontex, est une opération européenne de surveillance des frontières. Pas une opération de sauvetage. Or, en l’absence de ressources supplémentaires allouées par les États membres à la recherche et au sauvetage, de plus en plus de personnes mourront en haute mer. Et ce sera la conséquence directe de ces politiques.

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Pologne pour complicité avec la CIA dans son programme de détention secrète et de torture. Or, témoignages à l’appui, votre rapport pointe d’autres cas de torture pratiqués par des pays européens…

Au-delà même de la question des droits fondamentaux, ce programme de détention et de torture atteint la crédibilité de l’Europe. Nos Constitutions et nos traités condamnent toute forme de torture, et pourtant, cela ne nous empêche pas de les pratiquer. En décembre, Amnesty a publié un rapport très détaillé à ce sujet. Et pourtant, jusqu’à présent, aucun de ces États n’a souhaité mener d’enquête approfondie. Des enquêtes sur ces pratiques ont été engagées ou sont en cours dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie, la Lituanie, l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM), la Pologne, la Roumanie, le Royaume-Uni et la Suède. Mais la situation évolue lentement et beaucoup reste à faire. Or, les gouvernements des États membres ont l’obligation légale de veiller à répondre pleinement de leurs actes pour ces atteintes aux droits humains.

La branche européenne d’Amnesty International est moins connue que les divisions nationales. Quels sont vos angles d’action?

Nous travaillons très étroitement avec la division internationale et les antennes nationales d’Amnesty. Et plus particulièrement avec les bureaux des États membres de l’UE, car les politiques de droits de l’homme des 28 sont étroitement liées à celles de l’UE. Ici, nous nous concentrons surtout sur les manières dont l’Union européenne peut peser de son poids pour éradiquer les actes et formes de torture dans le monde. Mais ce qui nous préoccupe aussi, c’est la gestion des droits de l’homme au sein des frontières de l’UE: les politiques migratoires, les discriminations exercées sur les roms et autres minorités comme les LGBT, le traitement des demandeurs d’asile et les crimes et violences motivés par la haine.

L’Europe fait aussi face à une montée des partis populistes situés aux extrémités de l’échiquier politique. Dans ce contexte, quelles perspectives voyez-vous pour les droits de l’homme en 2015?

L’influence de positions nationalistes teintées d’une xénophobie à peine voilée a été particulièrement nette dans l’adoption de politiques migratoires de plus en plus restrictives, mais a également transparu dans la méfiance croissante à l’égard de toute autorité supranationale. L’UE elle-même, mais également la Convention européenne des droits de l’homme, deviennent des cibles de prédilection. C’est un problème qu’il ne faut pas sous-estimer et auquel les États européens doivent trouver rapidement une solution. Il faut que les citoyens et les leaders européens se ressaisissent et condamnent les atteintes aux droits humains. Et c’est ce à quoi Amnesty va continuer de travailler en 2015. Nous allons pousser le Parlement et la Commission à rendre l’UE championne des droits de l’homme!

 

Propos recueillis par Rafal Naczyk

 

 

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Rafal Naczyk

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