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Regard critique · Justice sociale
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Impayable, ultralibéral et instrument d’exploitation pour les uns. Solidaire, rempart contre la pauvreté et désaliénation du travail pour les autres. Qu’en penser ? Le sociologue Mateo Alaluf et l’économiste et président du CPAS de Namur Philippe Defeyt ne partagent pas le même avis, mais ont en commun l’amour et l’habitude du débat intelligent et argumenté. Rencontre en deux temps autour de l’allocation universelle. Le sociologue Mateo Alaluf et l’économiste Philippe Defeyt ne partagent pas le même avis, mais ont en commun l’amour du débat intelligent et argumenté. Rencontre en deux temps autour de l’allocation universelle. Ce premier volet interroge la réalisation concrète de ce projet.

L’idée d’une allocation universelle ou revenu de base inconditionnel a refait surface en Belgique suite à l’initiative du gouvernement finlandais de centre droit d’offrir à tous un revenu de base minimum de 1.000 euros, en remplacement des allocations sociales, assurance maladie exclue. Aux Pays-Bas, la ville d’Utrecht a décidé d’expérimenter une allocation universelle sur un groupe de 300 citoyens au chômage. Philippe Van Parijs et Philippe Defeyt, philosophe et économiste, sautent sur l’occasion pour remettre sur le tapis l’allocation universelle, qu’ils défendent de longue date, comme une mesure solidaire, un rempart contre la pauvreté et l’aliénation au travail. Pour d’autres, dont le sociologue Mateo Alaluf, il s’agit d’un concept ultralibéral, impayable et un instrument d’exploitation. Mateo Alaluf et Philippe Defeyt ont accepté le face-à-face pour Alter Échos. Le premier volet de cette rencontre est consacré à la mise en œuvre concrète de l’allocation universelle.

Alter Échos : Selon François Perl, directeur général du Service des indemnités à l’Inami, «en prenant au pied de la lettre la proposition de Philippe Van Parijs, 500 euros par mois par personne, l’instauration d’une allocation universelle dans notre pays coûterait 54 milliards d’euros sur une base annuelle», soit 10 milliards de plus que l’enveloppe de la sécurité sociale, hors soin de santé (La Libre, 11 août 2015). Comment financer une allocation universelle en Belgique?

Mateo Alaluf :  comment peut-on penser qu’on va pouvoir octroyer une allocation universelle sans donner un coup aux prestations sociales qui veillent au bien-être de la population et assurent la solidarité? L’allocation universelle et la sécurité sociale sont deux principes antagonistes aussi bien dans leurs principes – la manière dont on conçoit la solidarité – que dans la pratique pour les groupes bénéficiaires. Un livre récent propose une allocation universelle au montant comparable à celui proposé en Belgique, qui serait financée à travers une Flat Tax (impôt au même taux pour tous les membres du groupe, NDLR). L’évaluation rapide qui en a été faite montre que ce système profitera aux revenus élevés, et aux entreprises. Ceux qui en sont les principales victimes sont les bas revenus.

Philippe Defeyt : Quand on évoque le montant de 500 ou 600 euros par mois, on parle d’un socle de revenus. Personne ne dit qu’on va vivre demain avec 500 euros par mois. C’est un socle, qui contrairement à d’autres systèmes comme les impôts négatifs (qui consistent à accorder à ceux qui ne bénéficient pas de ressources suffisantes un complément de revenus. Ou une exemption d’impôt, ndlr) est un socle intangible. Imaginons un montant de 550 euros par mois. Le double de ce montant est l’équivalent aujourd’hui du revenu d’intégration au taux ménage actuel. Certes, il est difficile de vivre avec ce montant mais il existe aujourd’hui! On ne serait donc pas plus en difficulté demain avec un système d’allocation universelle. Par rapport à la question du financement, il faut rappeler d’abord qu’à ma connaissance, aucun défenseur de l’allocation universelle ne supprimerait les soins de santé. Deuxièmement, cessons de nous arrêter à la sécurité sociale quand on évoque le financement de l’allocation universelle. Une partie de plus en plus importante des interventions sociales se fait par d’autres mécanismes que la sécu et par d’autres niveaux de pouvoir. C’est une erreur donc de comparer le coût d’une allocation universelle à 54 milliards comme le fait François Perl. Ces autres niveaux sont les bourses d’études, on peut aussi parler des dépenses de revenus d’intégration faites par les communes. N’oublions pas les mécanismes fiscaux. Demain, avec une allocation universelle, on peut supprimer par exemple l’exonération de la première tranche de revenus. Cette exonération n’a plus de sens avec un revenu de base. Il faut donc se poser la question de ce qui sera nécessaire demain avec une allocation universelle? Je suis intimement persuadé qu’un certain nombre de bourses d’études seront moins nécessaires avec un système d’allocation universelle. On pourrait aussi supprimer toutes les dépenses fiscales qui ont trait aux personnes à charge : une notion très peu progressiste qui met les personnes dans un rapport de dépendance. Demain, dans un ménage où une personne est à charge d’une autre, cette notion de réduction fiscale pour « charge de personne » disparaît. La dépendance n’existera plus puisque les deux personnes auront 500 euros par mois et l’un des deux aura comme aujourd’hui des revenus mais ne doit plus prendre en charge l’autre personne. Il faut ouvrir les possibles en termes de sources de financement dans le système actuel.

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«Cessons de nous arrêter à la sécurité sociale quand on évoque le financement de l’allocation universelle. », Philippe Defeyt

Alter Échos : Cela suffira-t-il?

Philippe Defeyt : Tout dépend du montant. Bien sûr, il faut aller chercher de l’argent ailleurs, comme les revenus de propriété. Il s’agit d’une réforme réclamée par les progressistes depuis longtemps.

Mateo Alaluf : Le problème est que toutes ces manières de chercher des revenus, y compris si l’on fait un impôt sur le capital, ne suffisent pas. François Perl le dit, l’impôt sur les millionnaires proposé par le PTB, si on devait l’affecter à une allocation universelle de 500 euros, ne suffirait pas. Philippe Van Parijs lui-même le dit dans une interview : «En tout état de cause, cela serait financé pour partie par la réduction des montants des transferts sociaux».

Alter Échos : Qu’avons-nous à perdre ou à gagner avec l’allocation universelle? Prenons un exemple: il manque des places pour la petite enfance. Un revenu inconditionnel garanti n’est-il pas un argument rêvé pour que l’État se désengage à créer davantage de crèches publiques?

Philippe Defeyt : Si l’on raisonne comme cela, alors supprimons l’allocation de chômage aux femmes car dans un certain nombre de cas aujourd’hui, les allocations de chômage sont une forme de subsides à la garde d’enfants à domicile. N’augmentons pas le minimex car il peut engendrer une hausse des loyers! N’importe quelle mesure de gauche mise dans les mains de quelqu’un de droite peut-être interprétée.

Mateo Alaluf : Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Supprimons la pension aussi parce que les pensionnés s’occupent de leurs petits enfants, ça n’a pas de sens ce discours! Ce qui a un sens, c’est qu’une allocation universelle chaque fois qu’elle est promue vise à une moindre intervention de l’État dans les politiques sociales. C’est le cas de la Finlande. Ce projet est promu par un gouvernement encore plus à droite que celui que nous avons en Belgique, ce qui est assez difficile. Voilà comment l’allocation universelle s’exprime dans la réalité, dans les rapports de force qui existent aujourd’hui.

Philippe Defeyt : Je ne suis pas porteur du projet finlandais, précisons-le! Je veux revenir sur les crèches. Aujourd’hui, nous le savons, un certain nombre d’allocations sont dans les faits utilisées, consciemment ou inconsciemment par des ménages pour faire des gardes à domicile. C’est une évidence, on ne peut pas le nier. On passe demain à une logique d’allocation universelle. D’abord, on peut imaginer qu’elle puisse favoriser des modèles expérimentés dans une série de pays où les ressources d’une crèche sont composées de travail parental et de travail professionnel. Deuxièmement, de nombreux parents font un arbitrage affectif, économique, familial ou conjugal qui est celui-ci: ils utilisent plusieurs systèmes (congé thématique, crèche, appeler les grands-parents…) pour assurer la garde de l’enfant. Demain avec l’allocation universelle, ce droit à un congé thématique aujourd’hui limité dans le temps ne le sera plus, peut-être que la pression sur le nombre de places diminuera. Essayons de voir les dynamiques qui peuvent se mettre en place. On ne va pas couper les subventions aux services publics avec l’allocation universelle! S’il y a un rapport de force aujourd’hui pour créer des crèches supplémentaires, ce rapport de force existera aussi dans une société avec l’allocation universelle.

«L’allocation universelle et la sécurité sociale sont deux principes antagonistes aussi bien dans leurs principes – la manière dont on conçoit la solidarité – que dans la pratique pour les groupes bénéficiaires», Mateo Alaluf

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Alter Échos : Comment éviter que l’octroi d’une allocation universelle n’engendre une inflation et une hausse du prix des biens?

Philippe Defeyt :  Il n’y a pas nécessairement d’argent supplémentaire. C’est un argument que j’entends beaucoup pour le moment, notamment par rapport aux loyers. Certains pensent que les propriétaires vont augmenter le prix des loyers sous prétexte que les locataires disposent de plus d’argent. Avec cet argument, on peut rétorquer, «ne donnons pas d’augmentation aux revenus d’intégration, pourquoi donner plus d’argent aux pauvres si cela sert à augmenter les loyers?». Ma réponse est facile mais essentielle. Est-ce que j’ai dit que parce qu’on créait une allocation universelle, il ne fallait pas mettre en œuvre des mécanismes de régulation sur le marché du travail ou du logement? La Région wallonne, à juste titre, a repris l’idée de mettre en place des grilles indicatives, etc. En quoi serait-ce contradictoire avec la mise en place de l’allocation universelle? On ne va pas arrêter de faire évoluer une société. On ne va pas cesser de réguler une société dans ses normes techniques, sociales, financières et dans ses produits bancaires. Je continue d’ailleurs à penser qu’il faut continuer à augmenter l’offre de logements publics, à mettre fin à l’exploitation des marchands de sommeil. Tout ça n’est pas contradictoire.

Mateo Alaluf : Je suis d’accord aussi pour dire que le danger majeur n’est pas celui de l’inflation et je partage l’idée que l’allocation universelle ne signifie pas une augmentation de la masse monétaire. Pourquoi? Car elle signifie une diminution des salaires. L’allocation universelle est une subvention aux employeurs. Si j’ai 500 euros, je ne pourrai pas obtenir demain une augmentation des salaires, que du contraire. La diminution du temps de travail engendrée par l’allocation universelle est en fait une généralisation du temps partiel, c’est-à-dire une diminution du temps de travail peu payé. Quand il s’agira d’emplois à plein temps, l’allocation universelle jouera le rôle de subvention aux employeurs pour une diminution des salaires.

 

 

 

 

 

 

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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