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Regard critique · Justice sociale

Petite enfance / Jeunesse

Dans la brume d’un décret transversal

Un décret transversal entre aide à la jeunesse et enseignement va voir le jour. Énième usine à gaz ou dispositif prometteur ?

Un décret de « politique conjointe » entre aide à la jeunesse et enseignement va voir le jour. Son but : encourager la concertation entre les deux secteurs pour lutter contre le décrochage et la violence à l’école. Derrière l’objectif unanimement salué, beaucoup voient les prémisses d’une énième usine à gaz institutionnelle.

Deux protagonistes, et pas des moindres. Des mastodontes : L’Enseignement et l’Aide à la jeunesse. Ces deux vieux compagnons de route vont devoir s’asseoir autour de la même table. Ronde de préférence.

Certes, ils le font déjà. Des services d’aide en milieu ouvert mettent un pied dans des écoles. Des concertations intersectorielles voient le jour ici ou là. Mais bientôt, ces deux secteurs, qui souvent se croisent et parfois se toisent, devront clairement se concerter et travailler ensemble pour lutter, entre autres, contre le décrochage scolaire.

Un décret, taillé pour eux, va voir le jour. Il n’en est qu’au stade d’avant-projet, passé en troisième lecture au gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Légèrement retoqué par le Conseil d’État, il devrait passer les étapes de la construction législative ces toutes prochaines semaines.

Son nom mérite bien une inspiration profonde : « Décret organisant des politiques conjointes de l’enseignement obligatoire et de l’aide à la jeunesse en faveur du bien-être des jeunes à l’école, de l’accrochage scolaire, de la prévention de la violence et de l’accompagnement des démarches d’orientation. » Du lourd, pourrait-on dire.

Explications par Pascal Rigot, le conseiller de la ministre de l’Aide à la jeunesse : « Cela fait plus de dix ans qu’aide à la jeunesse et enseignement travaillent sur une politique transversale. Cela a commencé avec les services d’accrochage scolaire. La volonté des deux ministres est d’aller un cran plus loin, grâce à un décret pour une politique conjointe. L’idée ici n’est pas de créer un nouveau dispositif mais de mieux coordonner ceux qui existent. »

A priori, des gens heureux

Tour rapide des secteurs. A priori, des gens heureux. Tout le monde loue l’intention d’un tel texte. Une politique conjointe, c’est ambitieux. Se rencontrer est bon. Apprendre à se connaître aussi. Peut-être que de ces frottements naîtront des projets très concrets pour lutter contre le décrochage scolaire, pour prévenir la violence, au plus proche du terrain.

S’il est essentiel de se connaître, c’est que l’univers d’intervenants autour des élèves en difficulté est en expansion. Enseignants, directeurs, médiateurs scolaires, équipes mobiles, centres psycho-médico-sociaux, côté enseignement. Services d’aide en milieu ouvert (AMO), conseillers et directeurs de l’Aide à la jeunesse, ainsi que leurs délégués, côté aide à la jeunesse. Sans même parler des services d’accrochage scolaire (cf. encadré) ou d’autres services agréés. Tous ne connaissent pas forcément les missions des autres. Quand passer la main ? Comment communiquer ?

En creusant un peu, on constate pourtant que le vernis de « bonheur » relatif à ce décret s’effrite rapidement. « Une usine à gaz », chuchote-t-on par ci. « Architecture illisible », persifle-t-on par là. Allons donc voir de plus près.

De la recherche au décret

Petit retour en arrière. En 2008, l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse (OEJAJ), sous la direction de Liliane Baudart, confie à l’Université de Liège une recherche-action sur l’accrochage scolaire1.

On veut alors tenter des choses, avec des acteurs de l’Enseignement, de l’Aide à la jeunesse et d’autres secteurs concernés, pour mieux faire face au décrochage scolaire. Des expériences sont menées à Liège, à Mons à Huy et Verviers. Des dispositifs de prise en charge des élèves sont imaginés, sur base de bonnes pratiques. On cadre le travail en commun à travers des protocoles (qui appeler dans quel cas ? vers qui orienter un jeune ? Comment et avec qui partager des informations tout en respectant le secret professionnel ?). Des commissions mixtes sur le territoire des bassins scolaires (donc regroupant plusieurs écoles d’un même territoire) sont mises en place. Des intervenants des deux secteurs concernés y siègent. « L’idée est que ceux qui décrochent ne retombent pas dans un vide, qu’il y ait une continuité éducative », explique Michel Vandekeere, coordinateur de l’OEJAJ.

C’est cette recherche-action qui a inspiré le décret. Mais attention, ce décret n’en est pas un « copier-coller ».

Voyage dans la tuyauterie

Petit voyage au cœur de la tuyauterie institutionnelle. Que propose cet avant-projet de décret ? Des tables rondes, ou structures de concertation, à quatre niveaux.

Au niveau local, ces structures devraient voir le jour dans les écoles (et non plus au niveau des « bassins scolaires », comme dans les expériences lancées à partir de 2008), à l’initiative des directeurs. C’est sur base volontaire que de telles concertations locales pourront voir le jour. Pour Pascal Rigot, le choix de l’école comme lieu de concertation est logique : « Pour être efficace, il faut être dans le local, et ce sont les chefs d’établissement qui connaissent le mieux les problématiques. »

Au niveau intermédiaire – l’arrondissement judiciaire –, des représentants des deux secteurs se rencontreraient dans une « plate-forme de concertation ».

Au niveau global, deux plates-formes seraient mises en place. Tout d’abord un comité de pilotage composé de hauts représentants des deux secteurs. Ensuite, c’est une commission de concertation enseignement – aide à la jeunesse qui serait créée afin d’organiser la concertation entre plates-formes du niveau « intermédiaire ». Pour fluidifier le tout, on créerait six postes de facilitateurs.

Pascal Rigot pense que cette architecture ne va pas « créer quelque chose en plus, mais articuler les dispositifs existants ». Pourtant, certains en doutent. « C’est une drôle de gymnastique organisationnelle », lâche sous le sceau de l’anonymat un intervenant proche de ce dossier.

Le décret Sas revu et corrigé

Quoi de plus « intersectoriel » que les services d’accrochage scolaire (Sas) ?

À la croisée des chemins entre l’Aide à la jeunesse et l’Enseignement, ils s’adressent aux jeunes en décrochage et visent la réintégration de l’élève au sein de son école.

Le décret « intersectoriel » Aide à la jeunesse – Enseignement est l’occasion d’insérer un chapitre qui change les règles relatives aux Sas. Agrément illimité, augmentation des durées de prise en charge, précisions de certaines règles sont autant de modifications qui visent à satisfaire la coordination des Sas, Intersas, mécontente du décret de 2009 les concernant.

Toutefois, malgré ces avancées, le nouveau texte contient encore des sujets de friction. C’est ce qu’explique Maurice Cornil, directeur du Sas La parenthèse et membre d’Intersas : « Le nouveau décret, comme le précédent, prévoit que les Sas ne peuvent pas accueillir plus d’un tiers de jeunes qui sont en rupture avec leur dernière école (NDLR il s’agit de jeunes qui ne sont plus inscrits dans une école). En principe nous nous adressons à tous les jeunes qui le souhaitent, tant qu’il y a de la place, on accueille. Mais à ces mineurs-là, il nous faudrait leur dire « non » lorsque le quota est atteint. »

Un enjeu d’importance se cache derrière ces questions arithmétiques. Maurice Cornil le résume : « Servons-nous de soupape aux difficultés des écoles ou sommes-nous là pour aider les élèves ? »

De son côté, Pascal Rigot assume ce choix : « A l’origine, les Sas sont prévus pour les élèves qui ont des difficultés scolaires. Nous avons donc gardé le quota pour qu’il n’y ait pas une surreprésentation de non-inscrits. »

Et les moyens ?

Si l’idée de créer un tel décret est bien reçue, c’est le modèle de concertation proposé, qui, lui, ne recueille pas l’unanimité. « Il faut que cela soit faisable et réaliste » estime Guy De Clercq, président du Conseil communautaire de l’Aide à la jeunesse.

Une réserve qu’on retrouve un peu partout dans le secteur. Beaucoup s’interrogent par exemple sur le choix de l’école comme lieu de concertation locale. « C’est vraiment le maillon faible de ce décret », estime Pedro Véga, Conseiller de l’Aide à la jeunesse à Liège, « car cela posera des difficultés de moyens et de présence. » Une inquiétude que même la Direction générale de l’Aide à la jeunesse a exprimée dans une note : « La DGAJ émet des doutes sur le fait que le conseiller ou directeur de l’Aide à la jeunesse puisse participer systématiquement à toutes les séances des cellules de concertation locales. » Car des concertations, des tables rondes transversales, il y en a de plus en plus. À tel point que Pedro Véga se questionne : « À force de les multiplier, on se demande quand va-t-on finalement travailler les mains dans le cambouis ? »

Surtout que dans ces concertations locales « Aide à la jeunesse – Enseignement », les missions seront nombreuses. Si nombreuses que leur opérationnalisation « inquiète la DGAJ ».

Au-delà de la question des moyens (secrétariat, organisation, suivi des réunions), de nombreux représentants ou intervenants de l’Aide à la jeunesse remettent en cause le choix de cette architecture institutionnelle assez torturée.

Christelle Trifaux, directrice du Service droit des jeunes2 de Bruxelles s’interroge sur ces « structures très lourdes que l’on crée, ces dispositifs complexes d’où les jeunes semblent absents. On se demande quel sera l’impact sur les questions de fond. On se demande par ailleurs si les enseignants sont preneurs. »

L’usine à gaz

Alors, les enseignants, preneurs ou pas ? Pas évident de percer à jour un secteur où l’on a décidé de cadenasser la communication. « Pas de commentaire » chez la ministre Marie-Martine Schyns. Silence à l’administration.

Pourquoi une telle frilosité sur un sujet qui semble a priori peu polémique ? Pour répondre à cette question, il suffit de se tourner vers les deux grands syndicats de l’enseignement. CGSP et CSC-enseignement3 ont émis un « avis réservé » sur ce texte. Pour Eugène Ernst, secrétaire général de la branche enseignement du syndicat chrétien : « Les objectifs du décret sont bons. Mais il y a aussi de grosses difficultés. Les structures de concertation dans les écoles sont facultatives. Alors, pourquoi le faire ? Mais si on décide de le faire, il faut des moyens. C’est le problème de ce type de décret « zéro euro », les idées sont bonnes mais on ne met rien en place pour qu’elles se concrétisent. » Quant à ce fameux dispositif global en quatre niveaux, Eugène Ernst semble dubitatif : « Nous avons l’impression qu’il y a des couches de lasagne qui se mettent les unes sur les autres, le texte est peu lisible. C’est un peu une usine à gaz. »

Ce texte est dans sa dernière ligne droite. Il pourra tout de même subir de substantielles modifications, ne serait-ce qu’au Parlement. Pascal Rigot espère qu’il sera d’application dès le début de l’année 2014. À moins que les réserves exprimées ne deviennent résistances.

 

En savoir plus

Sur la recherche-action lancée par l’OEJAJ : http://www.oejaj.cfwb.be/index.php?id=5306

Service droit des jeunes :

  • adresse : rue du marché au poulet, 30 à 1000 Bruxelles
  • tél. : 02 209 61 61
  • site : http://www.sdj.be

CSC-enseignement :

 

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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