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Regard critique · Justice sociale

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Anne-Françoise Rouche: «On ne cache pas le handicap mais on met d’abord en avant l’artiste»

31-03-2017
Thierry Van Hasselt & Marcel Schmitz (c) La « S » Grand Atelier

Le festival WHAT IS IT? dédié à la création brute vient remuer Bruxelles, après un passage remarqué à Marseille en 2015. Durant un mois, différents lieux culturels de Bruxelles (Mima, Recyclart, Brass, Point Culture, Alice Gallery) proposeront concerts, expos et débats qui explorent, questionnent et déplacent les frontières entre l’art et le handicap mental. L’occasion d’aborder cette question avec avec Anne-Françoise Rouche, directrice de La «S» Grand Atelier, centre d’expression et de créativité basé à Vielsalm, à l’origine de cet événement, avec le collectif Brutpop.

Alter Échos: Comment est né ce centre d’expression et de créativité de la Hesse?

Anne-Françoise Rouche: Il y a plus de 25 ans, j’ai étudié les Beaux-Arts à Liège. À l’époque, j’avais vu plusieurs expositions du Creham de Liège, association qui fait de l’art avec des personnes handicapées mentales. Après mes études, je suis rentrée en Ardenne et j’ai postulé comme éducatrice dans le foyer d’hébergement de La Hesse. Je ne connaissais pas du tout le monde du handicap. Vu ma formation en art, j’ai eu l’idée de travailler avec des artistes qui ont un handicap. J’ai mis en place un petit atelier et me suis rapidement aperçu de leurs compétences. J’ai très vite compris aussi que j’avais plus intérêt à développer leur travail que le mien, à partir de leurs compétences et non de leur déficiences.

A.É.: Vous ne faites donc pas de l’art thérapie…

A-F.R.: Pas du tout. En fait, on ne travaille pas avec des gens en souffrance mais avec des artistes, c’est ça notre démarche.

A.É.: Et si les personnes du centre jour auquel vous êtes rattachés n’ont pas de fibre artistique?

A-F.R.: On accepte tout le monde. Il y en a qui viennent juste passer du bon temps, avec qui on sait qu’on ne mènera pas de travail artistique soutenu. Mais en général, ceux qui viennent dans ce centre savent que nous avons développé cette approche artistique et participent précisément pour cela.
C’est d’ailleurs aussi ce que nous voulons défendre pour les personnes handicapées: le choix de faire ce qu’ils veulent. Ça n’est pas normal qu’un jeune qui sorte d’une école spécialisée doive aller dans l’institution où il y a de la place et n’ait pas la possibilité d’en choisir une qui colle à ses envies.

A.É.: Petit à petit, La «S» a commencé à mener des collaborations avec des artistes non-handicapés…

A-F.R.:  Le fait d’être isolé à la campagne a suscité chez moi une envie de me nourrir de l’extérieur. Vers 2005, on a ouvert une salle de spectacle et d’expositions et mis en place des résidences artistiques. C’était une manière de donner aux personnes handicapées un accès à la culture, de susciter la rencontre avec d’autres artistes et de les encourager.

Notre vision est vraiment celle d’un dialogue entre deux langages artistiques

A.É.: Comment se passe la rencontre et la collaboration entre artistes de La «S» et artistes extérieurs?

A-F.R.: En général, les artistes nous contactent avec un projet. Ils viennent d’abord passer quelques jours et neuf fois sur dix, le projet change après la rencontre humaine. Les artistes ne viennent jamais comme des profs. Notre vision est vraiment celle d’un dialogue entre deux langages artistiques.

A.É.: Vous travaillez depuis dix ans avec les éditions FRMK (voir encadré). Expliquez-nous cette rencontre.

A-F.R.: Ça a commencé de façon très personnelle. Pendant mes études de BD à Liège, Fremok me fascinait. Au CEC, on avait développé un atelier gravure et au niveau plastique, j’observais des similarités entre nos travaux respectifs. Je me suis rendu compte que l’art outsider n’était jamais abordé dans le monde de la BD et je les ai invités. Thierry Van Hasselt (membre fondateur de FRMK, ndlr) m’a prise pour une cinglée au début. Il craignait se faire de la charité dans les Ardennes. La première résidence il y a dix ans était incroyable.

A.É.: Quelles sont les réactions des artistes du centre à ces collaborations avec d’autres artistes?

A-F.R.: Certains ne veulent pas collaborer, on leur laisse le choix. Pour la plupart, c’est une expérience valorisante. Ils se rendent compte que des gens viennent, parfois de loin, pour travailler avec eux. Ces collaborations leur permettent d’envisager leur identité sous un angle positif, ce qui, pour certains, a été impossible jusque là. Marcel Schmitz par exemple a bien compris que Frandisco (lire ci-dessous) pouvait le faire échapper à sa condition tant sur le plan de la création que sur celui de son quotidien. À travers le projet, il a retrouvé son individualité, s’est échappé de sa condition de vie en institution, où l’individualisme est réfréné, où les horaires sont établis.

A.É.: Et comment réagissent les artistes extérieurs à leur passage chez vous?

A-F.R.: Ils parlent souvent de gifle et déflagration après leur passage ici. C’est pas toujours magique non plus, certains artistes ne trouvent pas la collaboration possible.

J’ai toujours refusé qu’on envisage la création de manière anthropologique

A.É.: Comment vous situez-vous par rapport à l’art brut? 

A-F.R.:  Il y a dix ans, on me reprochait de détruire le mythe de l’artiste de l’art brut; en souffrance, torturé, isolé, comme Dubuffet. Mais ça, c’était au milieu du XXème siècle! Moi, je présentais mes projets en collectif, en connexion avec le monde underground, en mixité avec d’autres artistes. Les artistes avec qui nous travaillons sont loin d’être isolés. Ils ont une culture populaire, notamment via Internet, et touchent à toutes sortes de disciplines, notamment l’art numérique. En réponse aux critiques, je répondais toujours que je travaillais avec l’humain et non l’œuvre. J’ai toujours refusé qu’on envisage la création de manière anthropologique.. On ne cache pas le handicap bien sûr mais on met d’abord en avant l’artiste.

A.É.: «On ne cache pas le handicap mais on met d’abord en avant l’artiste…», dites-vous. Concrètement, comment ça se gère? Dans le cas du duo de mc’s trisomiques «The Choolers Division» (également programmés au festival, le 1er avril, au Recyclart) par exemple… 

A-F.R.: Dans l’art plastique, l’œuvre fait interface, sur scène, c’est différent, on doit gérer. Je déplore souvent la mise en scène des déficiences quand je vais voir des spectacles avec des personnes handicapées. Je veux éviter ça à tout prix. Récemment, j’ai vu une petite fille trisomique faire la météo sur France 2. C’était son rêve. Elle a eu la parole deux minutes, elle a bafouillé. On aurait dû la laisser faire la météo comme elle voulait, le temps qu’il fallait. Elle aurait pu mettre du soleil en Alaska. Nous, on refuse cette normalisation, on accepte la singularité de la personne et on lui laisse son espace d’expression. Dans le cas des Choolers, je suis satisfaite quand j’entends des gens dire à l’issue du concert «J’étais pas à l’aise au début et après deux minutes j’ai oublié que c’était des personnes handicapées».

A.É.: Quelle est depuis 25 ans votre ambition avec l’ensemble de ces projets? 

A-F.R.: Je veux tout simplement changer les mentalités par rapport au handicap, interroger la différence, mettre en valeur la fragilité. Comme le disait Bonnafé, «On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous». Une société qui donne une place à la fragilité est une société civilisée, c’est ce que je défends.

Vivre à FranDisco
Frandisco, c’est une grande ville de carton et de scotch composées d’immeubles aux perspectives bancales et aux innombrables fenêtres illuminées, une cité imaginaire où se croisent des chats, des éléphants, des enfants de chœurs et des filles en bikini. L’architecte-inventeur de cette ville tentaculaire, en constante construction, c’est Marcel Schmitz, artiste trisomique de près de 50 ans issu de La «S» Grand Atelier. Il y a cinq ans, il fait la rencontre de Thierry Van Hasselt, membre fondateur des éditions FRMK. Ce dernier se met à dessiner la métropole imaginaire que lui raconte Marcel Schmitz, qui à son tour, vu l’ampleur de la matière, se met aussi à dessiner.
Aujourd’hui, FranDisco grandit en 2D et en 3D au gré des voyages des deux comparses que rien ne semble pouvoir arrêter. C’est à découvrir au Brass, où les deux artistes continuent, sur place,à bâtir leur œuvre commune. Jusqu’au 23 avril, du mardi au dimanche de 11h à 18H, au Brass, Avenue Van Volxem 364, 1190 Forest, Entrée libre. Résidence de Thierry Van Hasset et Marcel Schmitz jusqu’au 14 avril. Le 8 avril, 16H30. conférence chantier Voyage à Frandisco. Thierry Van Hasselt, chroniqueur de la ville, invite le public à un voyage dessiné dans ses entrailles. Pendant ce temps, Marcel Schmitz construit sur scène un bâtiment inspiré de sa visite de Bruxelles. La performance sera habillée et habitée par les expérimentations sonores de Gabriel Séverin. Le programme complet du festival est à télécharger ici.
Manon Legrand

Manon Legrand

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