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Regard critique · Justice sociale

Edito

Turtelboom, entre ministre et top manager

La ministre de la Justice réagit dans une interview à notre dossier sur les réformes de la justice.

Au dernier étage du SPF Justice, imposant bâtiment moderniste des années ’30, Annemie Turtelboom (Open VLD) nous reçoit dans son bureau design. Sur la table en plastique blanc, nous sommes venus déposer le dernier dossier d’Alter Échos sur les réformes et le nouveau management de la justice (voir encadré). L’attaché de presse reçoit un texto. Une vache est née dans le centre pénitentiaire agricole de Ruiselede pendant que la ministre effectuait une visite et on se demande s’il faut baptiser le veau Annemie. Du prénom du bovidé aux dossiers politiques, on sent la communication maîtrisée.

Alter Échos : Les réformes que vous avez mises en œuvre suscitent de nombreuses critiques chez les magistrats et les avocats. On vous accuse parfois de gérer la justice davantage comme une entreprise privée que comme un service public ?

Annemie Turtelboom : C’est une critique facile, parce que je suis économiste ! La justice n’est pas une entreprise, mais c’est la crise économique et il faut des chiffres qui tiennent la route. Si une cour d’appel interpelle sur son manque de personnel, elle doit pouvoir l’objectiver. Si une autre cour d’appel a moins de travail avec le même cadre de personnel, il faut pouvoir comparer.

A.E. : D’un autre côté, critiquent les magistrats, la réforme des arrondissements judiciaires n’est fondée sur aucune évaluation…

A.T. : Cela fait 30 ans que l’on fait des études et des rapports sur le fonctionnement de la justice. Et dix ans que l’on parle de la charge de travail. Si on doit toujours attendre d’avoir des résultats complets pour entamer quelque chose, alors on ne fait jamais rien ! Aujourd’hui, on rentre dans une dynamique de réforme. Si, en route, il y a des chiffres qui nous disent qu’il faut s’adapter, on le fera.

A.E. : Avocats et magistrats se plaignent de ne pas avoir été très écoutés lors de ces réformes. À côté de l’évaluation, la consultation n’est-elle pas un autre pilier du management moderne ?

A.T. : De la consultation, on en fait depuis les tueurs du Brabant ! Maintenant, c’est le moment de conclure, non ? J’ai prêté serment le 7 septembre 2011 et la réforme est passée au Parlement en 2013, tout le monde avait mes textes et a eu l’occasion d’être entendu.

A.E. : Les avocats ont fait grève en septembre pour protester contre la réforme de l’aide juridique. Vous comprenez leur réaction ?

A.T. : Pour l’aide juridique, il y avait urgence parce que le budget est passé de 20 millions depuis sa création à presque 80 000 millions d’euros. L’aide juridique est tellement précieuse pour les personnes qui ne peuvent pas se payer un avocat, qu’elle doit rester payable dans le futur. Ce qui me frappe avec l’aide juridique, c’est qu’il n’y a pas eu tellement d’augmentation du nombre de personnes qui y font appel, mais une augmentation du nombre de recours. C’est ce qu’on appelle l’effet Mathieu (NDLR en référence à la citation de l’évangile qui veut que l’on donne à ceux qui ont déjà). On voit que les personnes qui sont juste au-dessus du seuil pour bénéficier d’un service gratuit sont plus parcimonieuses dans leur usage. C’est la même chose avec d’autres avantages sociaux.

A.E. : En clair, vous dites qu’il y a des profiteurs ?

A.T. : Je n’utiliserais pas ce mot, qui a une connotation négative, mais on doit réfléchir…

A.E. : Les personnes en situation précaire hésitent souvent à faire appel à la justice pour faire valoir leur droit. On parle souvent des personnes qui surconsomment, moins de celles personnes qui sous-consomment ?

A.T. : Je suis complètement d’accord. C’est le même problème avec la violence sexuelle. Une femme violée sur dix seulement ose aller à la police. Je suis convaincue qu’il y a une série de gens qui ont besoin de la justice, mais ne l’utilisent pas et c’est pourquoi on travaille sur des pistes comme la médiation.

A.E. : Pour certains observateurs, malgré ses avantages, ce système ne bénéficierait pas toujours aux personnes précaires, notamment parce qu’elles sont moins bien placées dans les rapports de force.

A.T. : Il y a des gens qui disent que la médiation ce n’est pas bien pour les personnes pauvres ? Moi, ce que je vois, c’est que la médiation donne toujours des solutions plus durables.

A.E. : N’y avait-il pas d’autres moyens de refinancer l’aide juridique, comme augmenter le droit de greffe ?

A.T. : Ce sont des pistes intéressantes. Malheureusement, je ne suis pas toute seule au gouvernement. Et pour mes collègues, notamment mon collègue des finances, il s’agit d’un transfert de budget et ils n’y sont pas prêts. Je ne vais tout de même pas augmenter les droits de greffe pour mettre cet argent dans les poches de l’État.

A.E. : Quid de la fin de l’exonération de la TVA sur les frais d’avocats et de l’accès à la justice pour les classes moyennes ?

A.T. : La TVA, c’est un dossier difficile. Sincèrement, je n’y étais pas favorable et ce n’est pas moi qui l’ai mis sur la table.

A.E. : La réforme sur la mobilité des magistrats inquiète les juges quant à leur indépendance. On pourrait imaginer, par exemple, qu’un juge un peu trop rebelle se fasse muter loin.

A.T. : La mobilité des magistrats n’a que pour unique but d’aider le justiciable en permettant aux juges de se déplacer là où il y de l’arriéré judiciaire.

A.E. : Avec la réforme de la gestion financière des tribunaux, les juges d’instruction devront demander à leur président une enveloppe pour chaque enquête. Ils pourraient être tentés de privilégier les dossiers médiatiques ?

A.T. : Ça, c’est une affaire entre juges indépendants. Que la justice soit indépendante de la vox populi et du politique est une de mes priorités. Je donne beaucoup de pouvoir aux magistrats pour gérer leurs moyens et décider de leurs priorités. Aujourd’hui, c’est encore trop l’exécutif qui met ses priorités. Moi, je vais conclure des contrats de gestion avec le collège des procureurs généraux et avec le collège du siège, qui pourront le mettre en œuvre sur base de leurs priorités.

A.E. : Le Conseil d’État a rendu un avis estimant que cela donne des pouvoirs trop larges et pas assez balisés à la ministre de la Justice…

A.T. : Et bien le Conseil d’État se trompe !

La justice restructurée

Trois réformes vont modifier le paysage de la justice :

La réforme de l’aide juridique prévoit que les justiciables devront dorénavant s’acquitter d’un ticket modérateur et contraint les avocats stagiaires à assumer gratuitement cinq dossiers.

La réforme des arrondissements judiciaires prévoit que le nombre d’arrondissements soit réduit de 27 à 12. La fusion ne devrait pas entraîner la suppression de tribunaux. Les magistrats devront se déplacer d’un lieu d’audience à l’autre pour pallier les besoins là où ils se font sentir.

La réforme de la gestion autonome de l’organisation judiciaire confère aux chefs de corps des cours, des tribunaux et des parquets une plus grande autonomie dans la gestion de leurs moyens.

En savoir plus

Alter Échos n° 365 du 16.09.2013 : La justice en phase de restructuration

Alter Échos n° 365 du 16.09.2013 : Le tribunal de la famille, ça n’a pas de prix

Alter Échos n° 365 du 16.09.2013 : Huissiers de justice, une profession au service des entreprises ?

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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