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Sécurité: au prix de nos libertés?

Paris puis Bruxelles. En Belgique comme ailleurs, les attentats terroristes occasionnent la prise de mesures pour assurer notre sécurité. Au risque d’empiéter sur nos droits fondamentaux? Analyse.

Paris puis Bruxelles. En Belgique comme ailleurs, les attentats terroristes occasionnent la prise de mesures pour assurer notre sécurité. Au risque d’empiéter sur nos droits fondamentaux? Analyse.

Article publié le 3 mai 2016.

Nous sommes dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015. Dans un climat de stupeur, le Conseil des ministres français instaure l’état d’urgence. Toujours en vigueur aujourd’hui, ce régime d’exception qui permet entre autres de perquisitionner ou d’assigner à résidence des individus sans la validation en amont par un juge pourrait être prolongé pour deux mois supplémentaires afin d’assurer «une sécurité maximale» pendant l’Euro et le Tour de France. L’état d’urgence mais aussi la question de la déchéance de nationalité ont été en France l’objet de débats enflammés. Avec une droite «dure» au fédéral, la Belgique semble pourtant prendre des mesures plus «soft» que son voisin français. À moins que ce ne soient les réactions qui soient plus tièdes.

«La Belgique n’a pas dû affronter la question de la constitutionnalisation de l’état d’urgence (le Sénat a voté le 17 mars dernier l’article 1er du projet de révision constitutionnelle qui vise à inscrire dans la Loi fondamentale le régime de l’état d’urgence, NDLR), déchiffre Dominique Guibert, président de l’Association européenne des droits de l’homme (AEDH) et membre de la Ligue française des droits de l’homme. En outre, le contexte politique français est caractérisé par une concurrence très lourde: qui assurera le leadership pour les présidentielles à gauche comme à droite?» Mais sur le fond, met en garde le président de l’AEDH, les questions se posent dans les mêmes termes dans les deux pays: derrière l’interrogation de savoir comment prévenir de nouveaux attentats se niche celle de l’équilibre entre sécurité et libertés. «Et selon moi, affirme Dominique Guibert, cet équilibre est déjà rompu. Surtout en France, mais aussi en Belgique.»

«C’est plus facile de réformer le code d’instruction criminelle que de réfléchir aux raisons profondes qui conduisent à commettre ces actes.» Christophe Mincke, INCC

En France, l’état d’urgence engendre en effet la suspension d’un certain nombre de libertés fondamentales. Certaines de ses dispositions sont jugées non compatibles avec la Constitution, ainsi qu’avec la Convention européenne des droits de l’homme. «Le pouvoir judiciaire y a validé ces excès de l’exécutif, contrairement à la Belgique, où il reste un contre-pouvoir, précise Manuel Lambert, de la Ligue belge des droits de l’homme. Paradoxalement, alors que nos ministres fédéraux se qualifient eux-mêmes de sécuritaires, ils ont assuré à plusieurs reprises la nécessité du respect des libertés fondamentales et de la convention européenne des droits de l’homme. C’est une prise de position très claire. Même s’il faut aussi analyser les faits.» Une prise de position qui s’explique par les composantes variées formant notre gouvernement fédéral. Outre une frange conservatrice et une autre nationaliste, la troisième, libérale, s’oppose davantage à quelque entrave aux libertés individuelles que ce soit.

Changement de paradigme ou lame de fond?

John Pitseys, chargé de recherche au CRISP, ajoute: «Si le débat politique donne l’impression d’être moins polarisé en Belgique pour le moment, c’est que les braises sont déjà refroidies depuis longtemps.»

Les législations belges antiterroristes datent de 2003. Votées dans la foulée des «attentats du 11 septembre» de New York, elles ont ensuite été affinées à plusieurs reprises, dernièrement en 2014 et 2015. Des évolutions législatives qui s’inscrivent dans le contexte d’un raidissement sécuritaire à l’œuvre depuis les années nonante.

La population carcérale croît de façon vertigineuse; et les questions de sécurité s’immiscent progressivement dans les programmes politiques, tous partis confondus.

«Après le ‘dimanche noir’ de 1991, journée d’élection marquée par une forte progression du Front national dans la partie francophone du pays et du Vlaams Blok côté néerlandophone, Melchior Wathelet a lancé l’idée d’un plan autour des questions de sécurité pour rétablir la confiance avec le citoyen, retrace Christophe Mincke, coordinateur de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC). Il y avait aussi des inquiétudes quant au fossé entre l’élite politique et les citoyens. La réponse a été d’emprunter fortement le chemin des politiques de sécurité.» 

Médiation pénale, probation, convocation accélérée par procès-verbal, mais aussi plans de sécurité, réforme de la police, surveillance électronique, réforme de la libération conditionnelle ou encore programme de construction et de rénovation des prisons… Les initiatives se succèdent et tendent vers toujours plus de sécuritaire. Pendant ce temps la population carcérale croît de façon vertigineuse; et les questions de sécurité s’immiscent progressivement dans les programmes politiques, tous partis confondus.

«Il y a à la fois un raidissement global à très long terme et en même temps, très régulièrement, des éléments traumatiques comme l’affaire Dutroux. Ces faits prennent une résonance particulière dans le contexte d’une société qui se préoccupe fortement du sécuritaire», continue le criminologue. À chaque nouvel événement, certaines questions comme la conditionnelle ou l’alourdissement des peines reviennent à l’ordre du jour. «On a déjà tous les moyens nécessaires pour lutter contre le terrorisme, renchérit Dominique Guibert. Mais chaque fois qu’un truc comme ça [les attentats, NDLR] arrive, un truc très lourd, immédiatement, il y a un débat parlementaire: il faut changer la loi. Nous ne faisons pas le bilan des outils que nous avons déjà. Or les moyens existants ne sont pas mis en œuvre ou sont mal utilisés.» 

Même son de cloche chez Christophe Mincke, pour lequel il est avant tout nécessaire d’évaluer l’architecture et les capacités d’action actuelles, en prenant le pouls des professionnels de terrain. Une garde à vue de 72 heures? Pas certain que les juges d’instruction soient demandeurs. Une chose est sûre par contre: la nécessité de renflouer les budgets de la justice et des services de renseignement, secteurs qui ont subi de plein fouet les politiques d’austérité.

Droits menacés?

Toute intervention pénale empiète sur les libertés, rappelle Christophe Mincke: «Le fait de rendre les perquisitions possible est un pouvoir de l’État, y compris vis-à-vis de personnes qui n’ont rien à se reprocher. Quelque part c’est normal. Mais cet empiétement peut être de plus en plus fort. Dans notre société nous avons perdu l’idée que l’État est un outil à double tranchant. C’est un objet de protection admirable: on a la sécurité sociale; il nous garantit la tranquillité dans les rues. D’un autre côté, il y a des exemples récents d’États proches du nôtre qui ont commencé à dériver: en Espagne, les personnes qui filment les policiers en exercice sans leur accord peuvent être incriminées; en France, l’état d’urgence permet des assignations à résidence sans jugement; en Hongrie, on assiste à des répressions violentes de manifestants.»

«Le risque est que ces dispositions puissent être utilisées à l’encontre d’activistes, de journalistes, d’avocats. Bref, de gens dont la fonction est de critiquer le système.» Manuel Lambert, LDH

Concrètement, depuis les attentats de Paris en novembre dernier, le gouvernement fédéral a évoqué la mise sur pied de deux paquets de 18 et 12 mesures. Elles sont de deux ordres. Les premières, mesures de surveillance de masse, visent à surveiller toute la population (ex.: élargissement des écoutes téléphoniques, enregistrement des données de tous les passagers dans les transports, extension du réseau de caméras de reconnaissance des plaques minéralogiques). Les secondes touchent aux procédures ciblant les suspects (ex.: garde à vue de 72 heures pour les actes de terrorisme, extension de la liste d’infractions qui donnent lieu à l’utilisation des méthodes particulières de recherche, élargissement des possibilités de retrait de nationalité).

Parmi elles, certaines ont déjà été traduites en lois, d’autres sont en discussion. Les plus problématiques demeurent jusqu’ici à l’état d’annonce, probablement parce qu’elles s’avèrent plus complexes à mettre en œuvre et à défendre juridiquement.

Exemple? La privatisation de liberté pour les «returnees». «Ceux qui rentrent de Syrie ne sont pas forcément tous des terroristes en puissance, illustre Manuel Lambert. On ne sait pas pour qui ils ont combattu, comment faire le tri si on les prive automatiquement de liberté? Cela pourrait aussi avoir pour effet d’empêcher le retour de ceux qui voudraient rentrer, dégoûtés par ce qu’ils ont vu.» Autre mesure qui n’a pas encore été déposée au Parlement: la surveillance électronique (donc une forme de privation de liberté) des personnes fichées par la Sûreté. Une disposition qui, si elle était appliquée, aboutirait à un délicat entrelacement des logiques judiciaire et de renseignement.

Quant aux mesures de surveillance généralisée des télécommunications, elles ont fait la preuve de leur inefficacité, argue Manuel Lambert. Pour traquer les terroristes, il s’agit de développer le renseignement humain, la surveillance ciblée. Par contre, continue-t-il, elles pourraient avoir des répercussions sur d’autres citoyens: les technologies développées pourraient être exploitées pour de la surveillance politique ou de l’espionnage industriel.

D’autres dispositions, plus ciblées, s’intéressent spécifiquement aux actes terroristes. Le «ciblage», un garde-fou dans l’utilisation de ces outils juridiques? Peut-être. Mais la définition du terrorisme est assez vague, souligne Manuel Lambert. «En France, ce type de mesures a touché des écologistes radicaux, qui se sont retrouvés assignés à résidence. Le risque est que ces dispositions puissent être utilisées à l’encontre d’activistes, de journalistes, d’avocats. Bref, de gens dont la fonction est de critiquer, de s’opposer au système.»

«La démocratie sur une pente descendante»

Autre danger: que des procédures exceptionnelles tendent à devenir habituelles. Une atteinte aux libertés, les écoutes téléphoniques par exemple, quand elle est mise en place, est très encadrée. Au bout d’une vingtaine d’années, à la suite d’un glissement qui passe inaperçu, elle peut s’être complètement banalisée. «Les décisions sont de plus en plus désinhibées et les réactions à ces décisions de plus en plus ténues, note John Pitseys. Ce qui paraissait exceptionnel devient juste un petit caillou de plus vers un État sécuritaire.» 

«On part toujours avec de bonnes intentions, ajoute Christophe Mincke. Mais le texte législatif vit 50, 100, 200 ans parfois. On ne sait pas ce qu’on en fera. Un pays plus armé sera peut-être un jour aux mains de l’extrême droite. On oublie comment ces textes pourront être utilisés demain et par qui. Mais c’est plus facile de réformer le code d’instruction criminelle que de réfléchir aux raisons profondes qui conduisent à commettre ces actes. Le pénal est un bon client pour l’évitement des questions fondamentales.»

C’est bien la conception de la démocratie et de la justice qui est en jeu.

Conséquence, on se retrouve aujourd’hui avec un dispositif et des lois qui forment «un arsenal répressif très complet», affirme John Pitseys. Même si le résultat des courses est une affaire de climat plus que de loi, tempère-t-il, assurant qu’il n’y a pas d’automaticité entre arsenal répressif et société répressive.

Aujourd’hui, agir sur les causes – complexes – du terrorisme, notamment par le biais de la prévention à l’école, dans les associations, en prison… semble indispensable. Pour autant, il n’est pas aisé de remettre en cause les mesures sécuritaires du gouvernement Michel. Une partie de celles-ci sont d’ailleurs prises main dans la main par la majorité et l’opposition. Qui assumerait aujourd’hui la décision de renvoyer les militaires dans leurs casernes? «Il y a toujours le risque d’être accusé d’être inconscient ou bisounours», commente Manuel Lambert.

Pourtant, c’est bien la conception de la démocratie et de la justice qui est en jeu.

«Nos pays aujourd’hui ne sont pas des démocraties. On tend vers la démocratisation. Et le fait d’être sur une pente descendante, c’est une mauvaise chose, conclut Christophe Mincke. Comme criminologue, je suis fort sceptique quant à l’efficacité des mesures de contrôle et de type répressif. Elles ont éventuellement la capacité d’éviter certains faits. Mais, sur le long terme, elles ne sont pas une voie de pacification de la société. C’est l’émancipation des individus qui est à la fois un progrès en termes de démocratie, mais aussi vers une amélioration de la sécurité.» 

Aller plus loin

«Jean-Jacques Jespers: les dangers de l’émocratie», Alter Échos n°422, Manon Legrand.

«Les militants sont-ils des criminels comme les autres?», Alter Échos n°420, avril 2016, Pierre Jassogne.

 

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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