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Regard critique · Justice sociale

Pas un jour ne passe sans que les villes ne proposent leur stratégie de «ville intelligente». Dans les faits, le concept est encore flou et les initiatives isolées. Au «tout technologique» proposé par les entreprises, certains acteurs avancent une approche plus humaine des villes intelligentes.

La Ville d’Anvers va étudier les déplacements des passants grâce aux signaux émis par leur GSM afin de voir comment les gens se déplacent à travers la ville, rapportait récemment le quotidien flamand Gazet van Antwerpen. Au début du mois de juin, Bruxelles tenait son premier Smart City Summit, pour penser la ville de demain en recourant aux nouvelles technologies, à l’instar de ses consœurs européennes Amsterdam, Barcelone ou Berlin. Elle inaugurait dans la foulée son site www.smartcity.brussels. Ce nouvel outil présente ce que prévoit Bruxelles pour devenir plus «intelligente» et invite les habitants à contribuer à son développement.

«L’utilisation des données publiques peut dans certains cas vraiment servir à améliorer le système. Exemple: si les autorités observent à travers la récolte de données publiques qu’une station de métro est très utilisée et que cela amène à repenser son organisation au service du citoyen, c’est tout bénéfice», Cristina Braschi, architecte-urbaniste.

Le concept de ville intelligente, ou smart city, investit de plus en plus la sphère du débat public. Les villes du monde entier mettent tour à tour en place leur stratégie. Par ville intelligente, bien qu’il n’existe pas de définition générique, on entend une ville qui recourt aux nouvelles technologies pour améliorer son fonctionnement en matière de mobilité, d’environnement, d’accès à la culture, de sécurité, etc. Objectif: créer une ville durable sur le plan tant social qu’environnemental, en vue de se préparer à l’explosion démographique urbaine. Aujourd’hui, cela passe par l’installation de compteurs électriques intelligents, la gestion numérique du trafic ou des places de parking, le signalement de travaux sur des applications mobiles… Selon l’Agence du numérique, plateforme des technologies de l’information et de la communication pour la Wallonie, qui mène un vaste chantier de réflexion sur la question, «la ville intelligente de demain aura pour but d’être capable de répondre à des défis collectifs comme la gestion des flux de mobilité physique, de faire des citoyens des ‘alliés’ des services publics ou encore de faciliter l’accès au plus grand nombre à la culture, au savoir dans cet espace de vie collectif qu’est la cité»(1). Si la smart city peut faire rêver, elle est encore un concept flou, aux définitions aussi nombreuses que les acteurs qui gravitent autour de son élaboration.

(c) CC Prachanart Viriyaraks
(c) CC Prachanart Viriyaraks

La dérive du «tout technologique»

«Si les collectivités commencent à prendre conscience que l’enjeu les engage, les premiers à avoir montré leur intérêt pour les villes intelligentes sont les grandes entreprises», explique Isabelle Baraud-Serfaty, consultante en économie urbaine(2). Les grandes multinationales des nouvelles technologies comme IBM, Ericsson ou Cisco y ont vu un business florissant. Leur conception de la ville intelligente est avant tout technologique, «conçue comme un gigantesque tableau de bord permettant de contrôler et d’optimiser les process urbains», pour reprendre les mots de l’Agence du numérique. En juillet 2014, Bruxelles Mobilité était par exemple sélectionnée par la firme américaine IBM pour la réalisation d’une étude sur la mobilité à Bruxelles. Coût estimé: 470.000 euros, à charge de la société informatique. Dans ses premières conclusions, IBM préconise une meilleure organisation entre les différentes entreprises de transport pour offrir une information aux citoyens ainsi qu’une politique en matière d’accès aux données publiques. «Les propositions d’IBM pour la mobilité à Bruxelles passent par le ‘tout numérique’. Il n’y a pas de proposition sur le partage de voitures par exemple. En outre, aucune idée n’est émise pour que le citoyen s’organise autrement. On est non seulement dans une logique exclusivement numérique, mais aussi dans une logique top down au niveau de la prise de décisions», analyse Cristina Braschi. Cette architecte-urbaniste fait partie des penseurs de l’urbanisme qui invitent à ne pas oublier la dimension humaine des smart cities

Gouvernance ou surveillance citoyenne?

La réflexion sur la ville intelligente demande aussi de s’interroger sur l’utilisation des données publiques, indispensables à son développement. Bruxelles envisage de lancer d’ici à 2018 une plateforme de partage des images de vidéoprotection des caméras de surveillance réparties dans la ville. Un exemple très concret de mesure «intelligente», selon Bianca Debaets, secrétaire d’État bruxelloise en charge de l’Informatique et de la Transition numérique, «qui permettra la mise à disposition d’images entre de nombreux opérateurs publics de la capitale afin d’améliorer la sécurité routière, de fluidifier le trafic et d’assurer l’ordre public». Si l’on peut s’interroger sur la finalité du dispositif – vise-t-il vraiment au bien-être et au vivre-ensemble en ville? –,  la question du respect de la vie privée se pose également. Doit-on craindre une traçabilité constante de nos parcours urbains, ou un «effet Google», c’est-à-dire une utilisation des données des utilisateurs à des fins publicitaires ou sécuritaires?

«Il faut être prudent, prévient Cristina Braschi, mais pas alarmiste.» Et de rappeler que «l’utilisation des données publiques peut dans certains cas vraiment servir à améliorer le système. Exemple: si les autorités observent à travers la récolte de données publiques qu’une station de métro est très utilisée et que cela amène à repenser son organisation au service du citoyen, c’est tout bénéfice». Elle insiste: «Le citoyen ne devra pas être seulement un informateur au service des villes intelligentes.»

Dans ce sens, la ville intelligente peut alors confier un pouvoir décisionnel, ou du moins consultatif, plus fort au citoyen. En témoignent plusieurs initiatives de collectifs espagnols qui proposent des applications numériques collaboratives, comme des services de voitures partagées. Leur leitmotiv – «il n’y a pas de villes intelligentes sans citoyens intelligents» – s’avère être une bonne base de réflexion auprès des acteurs multiples – privés et publics – en charge de penser la ville intelligente de demain, sur les plans technologique et humain.

© FlickrCC Daniele Testa
© FlickrCC Daniele Testa

Songdo, la ville intelligente controversée

Quand on évoque les villes intelligentes, l’exemple mondialement cité est Songdo en Corée du Sud, située à deux heures de la capitale Séoul. Il s’agit d’une cité de 68.000 habitants entièrement nouvelle, sortie de terre en 2003.  Qu’on le dise d’emblée, ce modèle est difficilement transposable en Europe, davantage amenée à composer avec ses villes actuelles que d’en créer ex nihilo. En matière de ville hyperconnectée, difficile de faire mieux: des écrans disposés dans toute la ville renseignent les habitants sur les pharmacies de garde; les crèches et les écoles sont toutes dotées de caméras de surveillance; les bâtiments disposent de panneaux numériques régulant la consommation des ressources d’eau et en électricité… Songdo illustre les tensions qui animent le débat sur les villes intelligentes aujourd’hui. D’une part, ce laboratoire urbain figure en exemple de ville du futur, notamment sur le plan environnemental avec son système de traitement des déchets et des eaux usées entièrement géré par les technologies, ou encore l’utilisation de la télémédecine pour les personnes à mobilité réduite ou les seniors. Ce laboratoire urbain, dont le coût est estimé à 35 milliards de dollars exclusivement financé par des opérateurs privés, est d’autre part défini comme un «cauchemar orwellien» où le citoyen serait tracé en permanence. 

(1) «Smart cities: quelles clés numériques pour la ville intelligente», Analyse de l’AWT, février 2014, consultable en ligne: http://www.awt.be/web/gov/index.aspx?page=gov,fr,foc,100,076

(2) Isabelle Baraud-Serfaty est gérante de Ibicity, société de conseil en économie urbaine. http://ibicity.fr

Manon Legrand

Manon Legrand

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