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Regard critique · Justice sociale

Carte blanche

« Le vrai courage est de recréer du lien »

Pierre Biélande est journaliste et formateur en déconstruction des préjugés pour l’ONG Échos Communication. Au lendemain des évènements tragiques de ce 13 novembre, il nous envoie une carte blanche qui invite à recréer du lien avec nos voisins musulmans. Hasard du calendrier, son ONG Échos Communication a lancé le 16 novembre une campagne de sensibilisation au Vivre Ensemble : www.ilssontfouscesgens.be Elle se présente comme un « voyage » à la rencontre de la différence à travers cinq « escales» qui examine chacune un des aspects de la construction des préjugés.

A l'arrêt du bus place Flagey, mai 2015 © Stephan Delval

Pierre Biélande est journaliste et formateur en déconstruction des préjugés pour l’ONG Échos Communication. Au lendemain des évènements tragiques de ce 13 novembre, il nous envoie une carte blanche qui invite à recréer du lien avec nos voisins musulmans.  Hasard du calendrier, son ONG Échos Communication a lancé le 16 novembre une campagne de sensibilisation au Vivre Ensemble : www.ilssontfouscesgens.be Elle se présente comme un « voyage » à la rencontre de la différence à travers cinq « escales » qui examine chacune un des aspects de la construction des préjugés.

Bruxelles. 13 novembre 2015, 21h26. Moment d’émotion au Stade Roi Baudouin dans le match Belgique-Italie. A la 39e minute, le stade s’arrête en mémoire des victimes du Heysel. 22h25, la Belgique mène 3-1. 22h35, un message curieux : « 3 explosions au stade de France …. houlà, c’est du sérieux ! ». Un coup d’œil indique qu’il se passe quelque chose à Paris. 4 morts dans une fusillade. Puis, c’est l’emballement. Comme le 7 janvier, je suis atterré. Les informations relatives aux attentats se bousculent. Impression de chaos complet. Un abîme de tristesse. Des calculs imprécis annoncent jusqu’à 160 morts, des dizaines de blessés. 3h00 du matin, je vais dormir.

Sur les réseaux, les témoignages s’enchaînent. De l’émotion pure, instantanée, sans filtre.

Bruxelles. 14 novembre. 09h00. Après réveil, retour sur l’actualité dramatique. Je réalise que mes amis parisiens pourraient faire partie des victimes. Surtout leurs enfants. On annonce 82 morts au Bataclan. Les coups de fil s’enchaînent. Au fur et à mesure les nouvelles rassurantes arrivent. Tous vont bien.

Bruxelles. 12h14. Je monte. Je vois ma fille dans sa chambre. La porte est grande ouverte. Elle a 15 ans. Elle a l’air atterrée. Je comprends. Son amie habite Paris. Tout va bien, elle est en vie. Je parle à ma fille. Elle a peur pour son amie qui est paniquée. Elle n’ose plus sortir de chez elle. Sur les réseaux, les témoignages s’enchaînent. De l’émotion pure, instantanée, sans filtre. Ma fille pose des questions, attend des réponses. « Ils peuvent faire ça ici ? Ils vont le refaire à Paris ? Quand est-ce que ce sera fini ? ». Les réponses ne sont pas rassurantes pour elle. Elle ne veut qu’une chose : être rassurée. Je la rassure. Enfin, j’essaie.

Je ne sais comment lui expliquer la complexité de ce qui se passe. Les jeux cachés de la politique internationale, les chocs culturels, les injustices commises par les gens – vous et moi – par les entreprises, les États, le système néolibéral, la discrimination, les blessures, les indignations, les peurs, la perte de sens qui frappe de nombreux jeunes. Elle sait que je donne des formations sur les préjugés. Que je peux lui expliquer une multitude de choses. Elle sourit : « c’est jamais simple avec toi ».

Je sortais d’une formation sur la déconstruction des préjugés. Une seule journée où ma collègue et moi avons transmis quelques informations parmi les dizaines à transmettre. Une journée où nous avons essayé de provoquer quelques prises de conscience. Difficile. Derrière ce que nous savons être d’énormes simplifications, la parole resurgit chez les participants : « il y a beaucoup à digérer. C’est complexe. ».

Daesh sait que notre réaction sera en premier lieu : de la sécurité, encore plus de sécurité.

Complexe ? Assurément. Sauf pour certains qui ont développé une stratégie simple et démoniaque. L’un des volets de cette stratégie est résumé par un analyste : « pour soulever les peuples musulmans, il faut exporter le conflit. Les Occidentaux se retourneront contre les musulmans. » Dingue, non ? Pas du tout. Ces penseurs de l’intégrisme ont une expérience empirique du cercle vicieux des préjugés et des discriminations. Ils savent que si leurs terroristes se font exploser chez nous au cri de « Allah Akbar », s’ils mitraillent des innocents, nous ferons inconsciemment l’association entre eux et les musulmans d’origine maghrébine habitant ici, avec nous. Ils savent que les discriminations dont ceux-ci font déjà l’objet se renforceront. Qu’elles seront le terreau d’une nouvelle colère, le terreau pour recruter de nouveaux adeptes. Ces intégristes savent que même si notre raison nous dit que nous ne pouvons associer l’Islam à l’islamisme, nos mécanismes cérébraux se contenteront de petites choses pour provoquer des associations conscientes ou inconscientes : il porte la barbe et une djellaba… c’est une djihadiste, un terroriste. L’association est directe. C’est ce qui resurgit dans nos formations sur la déconstruction des préjugés. C’est ce que nous annoncent Solomon Ash, Bruner et Tagiuri, trois théoriciens de la psychologie sociale.

Ces intégristes qui ont pour nom Daesh savent que si la peur nous domine, elle nous empêchera de recréer le lien qui nous permettrait de mettre fin au cercle vicieux des discriminations, des injustices.

Daesh sait que notre réaction sera en premier lieu : de la sécurité, encore plus de sécurité. Les responsables de Daesh savent qu’à défaut de savoir comment identifier un terroriste au premier coup d’œil, nous mettrons tous ceux qui sont susceptibles de leur ressembler, d’appartenir au même groupe, dans un même panier. Et que nous nous méfierons d’eux davantage encore. Ces penseurs savent que les employeurs seront de plus en plus rétifs à engager des personnes d’origine maghrébine. Ils savent qu’en rue, ce seront les contrôles répétés des mêmes personnes où la force et la colère risquent de se répondre. Et comment faire autrement ? En nous terrorisant, ils feront en sorte que nous soyons injuste, consciemment ou non, à l’égard d’une autre population innocente, celle de l’immense majorité des musulmans qui ne rêvent que d’une chose : vivre en paix, à Bruxelles, à Paris, au Maroc, en Algérie, en Indonésie, en Syrie, là et ailleurs. Le comble, c’est sans doute que nous allons associer dans nos cerveaux ceux-là même qui cherchent à échapper au conflit syrien avec ceux qui tuent des innocents ici.

Ma fille descend, m’écoute et me regarde : « Papa comment veux-tu que je crée des liens avec eux puisque j’en ai peur ? ». Sarkozy a raison, il nous faut de la sécurité. La peur est notre pire ennemie.

Sarkozy a tort. Il ne dit jamais comment s’attaquer aux racines du mal, au terreau qui donnera l’envie à des jeunes de partir là-bas en Syrie. Puis de revenir ici. Pour se faire exploser parmi nous.

Le vrai courage est d’expliquer, de comprendre, d’agir ici.

Nous, Belges, qui ne sommes pas d’origine maghrébine ne pouvons porter toutes les responsabilités de ce qui se passe. Quelle serait notre responsabilité par rapport à l’invasion de l’Irak en 2003 ? Nous nous y étions opposés. En quoi sommes-nous responsable des conflits internes au monde musulman ? Des haines qui opposent sunnites, chiites, salafistes et autres ? Du fait qu’un dictateur fou a gazé une partie de sa population ? En quoi sommes-nous responsables, de ça et de tant d’autres choses ?

Nous ne pouvons porter ces responsabilités. Mais nous pouvons agir ici et maintenant. Le vrai courage aujourd’hui est non seulement de s’attaquer à la barbarie des attentats, mais surtout de créer ou de recréer un vrai lien avec les communautés discriminées, écartées. Le vrai courage est de repartir ici vers eux, d’apprendre à nous connaître, à nous respecter, à vivre avec eux. Le vrai courage pour eux est d’accepter les mains tendues, ou de tendre des mains vers nous. Sans plus attendre. Le vrai courage est d’expliquer, de comprendre, d’ag
ir ici. Tout de suite. Le vrai courage est d’admettre que là-bas, tous les jours, en pire, ils vivent l’enfer que nous avons connu cette nuit du 13 novembre. Je passe devant la mosquée Assalam en allant rechercher ma fille. J’ai envie de sonner. Pas le temps aujourd’hui. Le quotidien me rattrape. Je dois acheter des ampoules. Futile et pourtant nécessaire. J’y retourne, une prochaine fois. Promis.

 

 

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