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Handicap et immigration : la double altérité

À Bruxelles où 75 % de la population est issue de l’immigration, la prise en charge des personnes handicapées d’origine étrangère trouble les professionnels qui craignent un plus faible accès de ces personnes aux services existants. Entre ces professionnels et le public migrant se vivent des chocs culturels qu’une étude tente de décrypter.

©flickrCCtanjadjordjevick

À Bruxelles où 75 % de la population est issue de l’immigration, la prise en charge des personnes handicapées d’origine étrangère trouble les professionnels qui craignent un plus faible accès de ces personnes aux services existants. Entre ces professionnels et le public migrant se vivent des chocs culturels qu’une étude tente de décrypter.

Le public handicapé issu de l’immigration est-il un défi difficile à surmonter pour les professionnels de l’accueil et de l’accompagnement des handicapés ? Le handicap est-il perçu de la même manière dans toutes les cultures ? Les programmes pour personnes handicapées peuvent-ils être transposés sans tenir compte de la culture de l’autre ? Ce sont toutes ces questions qui ont justifié l’organisation d’un colloque « Handicap, migration et interculturalité », à l’initiative de la ministre bruxelloise Évelyne Huytebroeck en novembre 2013. Et, suite à ce colloque, une étude pilotée par l’Observatoire de l’accueil et de l’accompagnement de la personne handicapée (service Phare de la Cocof) a été lancée. Le premier rapport intermédiaire de cette étude vient d’être finalisé.

« En réunissant les travailleurs sociaux du handicap, en les entendant évoquer leurs difficultés, j’ai pensé à l’aphorisme du Chat de Philippe Geluck, lance Hélène Marcelle, chercheuse à l’Observatoire. La distance qui vous sépare de moi est la même que celle qui me sépare de vous. » Les professionnels du handicap se demandent si le public handicapé issu de l’immigration a des besoins spécifiques, ce qui sous-entend qu’il est différent de nous. « Mon rapport donne aussi à voir la culture des professionnels en tant qu’habitants de la Belgique, travailleurs du social ou de la santé, ayant leurs propres manifestations culturelles, leurs normes. Tout cela a un impact sur la relation d’aide. »

Il n’empêche : dans le secteur bruxellois du handicap, relève la chercheuse, les professionnels tirent la sonnette d’alarme. Le faible accès des handicapés issus de l’immigration aux services existants serait la conséquence de barrières institutionnelles (mauvaise communication, court-circuitage des relations d’aide) mais aussi des choix volontaires du public (garder l’enfant chez soi, ne pas reconnaître le handicap). Le rapport ne tire pas de conclusions définitives mais, à travers les récits des travailleurs sociaux, il relève quelques « chocs culturels » qui doivent être reconnus comme tels.

Exemples ? Le rôle de la parole. « La communication est l’outil numéro un de tous les travailleurs du secteur du handicap. Expliquer, montrer, informer sont les moyens d’établir une relation de confiance. » Mais dans la migration, « tout n’est pas dicible » et l’injonction à parler peut bloquer certains parents. « De même, la place du dialogue dans les relations enfants-parents semble différente dans les familles maghrébines. » Les parents ne parlent pas à l’enfant, comme les professionnels l’attendent. « Ils sont dépossédés d’une ressource pour évoluer dans l’accompagnement de l’enfant en étant confronté à une “tradition familiale du silence”. »

Autre choc culturel : la famille s’occupe de tout. Elle s’organise pour garantir la prise en charge sans devoir recourir à un service professionnel. Soit un membre de la famille se désigne pour la prise en charge à domicile, soit on intègre un nouveau membre dans la famille par mariage ou regroupement familial. Devoir traiter avec les familles amène parfois les travailleurs à rencontrer de gros obstacles posés par les rapports de force présents dans la vie privée des familles. Parmi eux, le plus fréquent est celui de la place accordée à la femme. Un outil fréquemment utilisé par les professionnels du handicap, comme le journal de bord de l’enfant, conçu avec les parents, se met parfois en compétition avec les règles internes de la famille. Comme lorsque le père est la personne de contact qui prend les décisions alors que la mère, dans les faits, prend seule l’enfant en charge. « Notre société est empreinte d’un modèle individualiste, et cette vision est fortement ancrée dans la culture associative, décode Hélène Marcelle. Les usagers des services ne partagent pas tous cette culture de la parole libérée de la femme, héritée des années 1960. »

Des décalages entre le « temps » des familles issues de l’immigration et celui des professionnels sont aussi soulignés. Les allers-retours au pays d’un des parents ou de l’enfant déstabilisent le programme d’accompagnement et les travailleurs sociaux. Lors du retour au service d’aide, il faut alors renégocier un nouveau programme. Ce que certains professionnels admettent difficilement. Enfin, l’émergence de « ghettos » dans le paysage du handicap bruxellois inquiète les travailleurs interrogés. « Elle est manifeste dans le cas des différences de fréquentation des centres de jour et d’hébergement selon la catégorie ethnique. Elle se prolonge aussi à l’occasion d’activités censées favoriser la convivialité entre les bénéficiaires. »

Un contexte multiculturel stressant

Mais ces confrontations sont aussi l’objet de questionnements. « On ne peut pas travailler sans avoir fait la prise de conscience de l’altérité, poursuit Hélène Marcelle. Qui sommes-nous pour définir le besoin de l’autre? J’ai été frappée de voir certains travailleurs parler toujours de la culture des autres sans jamais parler de la leur. » Ainsi dans les temporalités différentes vécues par les personnes issues de l’immigration et celui des professionnels, « deux paradigmes s’opposent ». L’approche du public comme ayant une série de besoins ou celle du public comme posant des choix, dont celui de ne pas recourir aux aides officielles. « Le premier relève d’une approche institutionnelle où l’individu est en situation de manque et pour qui l’institution a une solution. Dans le second, le public est un acteur qui reconnaît l’existence d’un art de composer avec les offres des services et aussi un art de ne pas y recourir. » Cette seconde approche, estime la chercheuse, a le mérite de mettre en lumière les logiques d’une part importante de personnes handicapées issues de l’immigration.

Quelles recommandations ? Il faut soutenir la formation en approche interculturelle dans les organismes d’accueil et d’accompagnement, créer des référents de la famille capables de jouer un rôle de traducteur et de médiateur et de se rendre chez les différents professionnels qui travaillent auprès de la personne handicapée. « Les professionnels, constate l’étude, sont d’ailleurs en demande d’intervention que ce soit celle du médiateur interculturel ou celle des défenseurs des droits des migrants pour relever les défis quotidiens. » Le rapport ne donne pas de réponses toutes faites, mais Hélène Marcelle constate une demande de la part des professionnels d’en avoir sous la forme d’un «manuel». « Cela prouve que le contexte multiculturel est un contexte stressant à Bruxelles. Mais plus on crée et on voit de l’altérité, plus on stresse. On a le droit, je pense, comme professionnel de se dire : “Ce n’est pas grave”. Le fondement du travail social, c’est qu’on aide l’autre. Est-il compromis parce qu’il faut du temps pour se confronter à l’autre ? »

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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