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Denis Uvier : parcours d’un électron libre

Il a squatté les berges du canal de la Sambre et les terrils de Charleroi avec les sans-abri. Permanent chez Solidarités Nouvelles, aider ceux qui vivent à la rue l’a lui-même aidé à en sortir dans sa jeunesse.

Il a squatté les berges du canal de la Sambre et les terrils de Charleroi avec les sans-abri. Permanent chez Solidarités Nouvelles1, aider ceux qui vivent à la rue l’a lui-même aidé à en sortir dans sa jeunesse.

Sur les poèmes qu’il poste sur Facebook, Denis Uvier se définit comme un balayeur des âmes. « Je suis le ET dans la phrase. La liaison. Le point qui va là où les autres ne vont pas. » À Charleroi, les sans-abri l’appellent le père. Au début, il n’aimait pas beaucoup ce surnom. « Mais dans le fond, peut-être que ça me va bien », concède-t-il.
 
Cadet turbulent d’une famille nombreuse, Denis grandit dans le village de Seneffe. Une enfance sans trop d’histoires, si ce n’est l’absence de son paternel. « Si l’on remonte dans le parcours des sans-abri, il y a souvent une fracture sociale », explique Denis. Sa brèche à lui, c’est la rupture avec sa femme. S’en suit six longues années de vagabondage. Il s’engage brièvement à la Légion étrangère, rentre en Belgique après un passage à Marseille, se planque dans le bois de Renlies, purge une semaine de prison pour avoir roulé ivre à moto, traîne dans les rues de Charleroi, est embauché comme ouvrier, sombre de plus belle dans l’alcool… Mais ne lui demandez pas de placer ces événements sur une ligne du temps. Denis veut vivre dans le présent. Même s’il n’oublie jamais tout à fait les casseroles du passé. « Quand je suis arrivé à la rue, j’étais un mouton. Je me cachais dans des trous pour ne pas me faire racketter. Pour survivre, j’ai dû devenir un loup. Aujourd’hui, je suis un berger. C’est vrai, j’ai fait des conneries. J’ai volé des patates dans un champ, des pneus. Mais rien de bien méchant. J’ai toujours eu un bon fond », se justifie-t-il.

Des années plus tard, Denis a remboursé les pommes de terre au fermier et s’est excusé auprès du directeur de son école pour ses bêtises de gosse. « A Renlies, il y a avait une famille de vétérinaires qui m’a aidé. Quand je suis parti à Charleroi, ils m’ont prêté 6 000 francs belges pour que je trouve un logement. Vingt ans plus tard, j’ai fait le chemin de retour sur ma moto pour leur rendre cet argent. Un putain de chemin difficile à faire ! Mais ils m’ont accueilli à bras ouverts. Ils m’ont dit : « de quel argent tu parles, Denis ? Tu sais, on voit toutes les actions à la télé que tu as faites pour les sans-abri. L’argent tu nous l’as rendu en triple ». »
 
Des anges en uniforme
 
Son histoire aurait pu s’arrêter durant cette période de vagabondage, un soir, sur le boulevard Thirou à Charleroi. « J’étais complètement torché au whisky, je me suis couché sur la rue en attendant une voiture pour mourir. Une camionnette de flics est arrivée. J’ai cru que c’était des anges en uniforme. Puis, plus rien. Je me suis réveillé dans une pièce carrée. Je ne sais pas quel jour c’était. J’étais à l’asile. » À l’hôpital psychiatrique, Denis s’occupe en animant bénévolement des ateliers avec des patients dépressifs. Aider les autres devient sa thérapie. Commence alors une nouvelle vie. Et un long chemin pour se sevrer. Délégué syndical, il milite dans les files de pointage, avant d’être embauché par Paul Trigalet, prêtre ouvrier et fondateur de Solidarités nouvelles, comme travailleur social. Avec celui qu’il appelle « son père spirituel », il s’engage dans des actions pour défendre les plus précaires.

À l’instar des Enfants de Don Quichotte à Paris, en 2007, Denis Uvier est à l’initiative d’un campement de sans-abri sur les berges du canal de la Sambre pour protester contre le dispositif d’urgence hivernal qui, dès que les températures s’adoucissent, renvoie les sans-abri à leur sort. Une opération qu’il rééditera année après année dans différents lieux de Charleroi.

Inspiré par ses voyages dans les Cévennes, Denis Uvier réfléchit aussi à des modes de vie alternatifs pour ceux que la société a laissés à la marge. Avec les sans-abri, il monte un campement écolo sur un terril de Dampremy. À l’époque, le travailleur porte une veste en cuir et cache ses longs cheveux gris sous un chapeau noir. « Au début, les riverains avaient peur de nous. Quand je passais devant la plaine de jeux, les enfants me traitaient de sale sans-abri. Je me suis arrêté pour leur dire qu’ils venaient d’insulter un éducateur de rue et que j’allais porter plainte. J’ai bluffé. J’ai dit : « toi ton père je le connais bien, il est au chômage ». À Dampremy, c’était facile évidemment ! Comme ils me suppliaient de ne rien dire, je leur ai proposé un deal. Je ne porterais pas plainte mais ils devaient venir nous rendre visite sur le terril avec leurs parents. Le lendemain, j’ai vu les enfants grimper en tirant leurs parents par la main. On a bavardé. Ils nous ont posé des questions sur le potager. Par la suite, les riverains sont venus régulièrement nous rendre visite », se souvient Denis, qui de son look de l’époque n’a gardé que le keffieh.

D’autres expériences suivront. A Jumet, il plante sa yourte pour cultiver les jardins solidaires de la résistance. Toilettes sèches, mare naturelle, citerne pour l’eau de pluie, comme dans chacun de ses projets, l’écologie tient une place de choix. « Vous n’imaginez pas comment le contact avec la nature change un homme », assure-t-il.

Un homme en colère
 
Ponctuant une phrase sur deux par un juron, Denis Uvier semble en colère perpétuelle. En colère contre le patron du café qui fait son beurre sur l’alcool vendu aux sans-abri, en colère contre son père absent, en colère contre l’autorité, en colère contre les politiques sociales… « Le social me casse les pieds. On globalise les gens. Chaque individu a son histoire, son caractère, sa personnalité. Dans les centres d’accueil, on mélange tout le monde, sans-abri, jeunes, toxicos. Le pire tire les autres vers le bas. Il y a des dealers qui profitent des centres pour vendre leur came aux sans-abri. Le social doit remettre l’humain au cœur de son travail. »

Dans le secteur, son franc-parler agace parfois. Il faut dire que pour Denis, son métier, c’est l’histoire de sa vie. « Je n’abandonne jamais une personne à la rue. J’irais la chercher dans son trou s’il le faut. S’il faut prendre un sans-abri dans ses bras, l’embrasser sur sa joue pleine de pus, je le fais. Les travailleurs sociaux disent qu’il faut préserver sa bulle. Allez-vous-en expliquez à un sans-abri qui n’y pige que dalle que vous protégez votre bulle », s’emporte-t-il de plus belle.

Mais à 55 ans, Denis est aussi un homme fatigué. S’il continue à accompagner le mouvement des squatteurs dans différents bâtiments vides de Charleroi, la dernière opération de camping à côté du Palais de Justice l’a laissé sans force. « Je rentrais le matin à 1 h, je m’endormais en blouson sur le fauteuil pour me lever à 5 h. Un jour tu dois arrêter parce que tes muscles, ta colonne, te crient stop. Mais si ton corps se repose, ton cerveau continue. Les sans-papiers expulsés, les familles à la rue, les gamines qui se droguent hantent mes nuits. »

1. Solidarités nouvelles :
– adresse : rue Léopold, 36 à 6000 Charleroi
– tél. : 071 30 36 77
– courriel : sn.secretariat@skynet.be – site : www.solidaritesnouvelles.be

Aller plus loin

– Alter Echos n° 276 du  01.07.2009 :
https://www.alterechos.be/index.php?p=sum&c=a&n=276&l=1&d=i&art_id=18417 Jumet-la-joie : jardin solidaire de la résistance
– Alter Echos n° 228 du 04.05.2007 :
https://www.alterechos.be/index.php?p=sum&c=a&n=228&l=1&d=i&art_id=16566 Et si les terrils favorisaient la réinsertion des SDF ?

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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