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Santé

Dans les maisons médicales, on cultive l’autogestion

Dans le paysage de l’autogestion en Belgique, les maisons médicales font figure de pionnières. Sur papier, le concept est séduisant: partage des pouvoirs et des responsabilités, interdisciplinarité et même égalité salariale dans certains cas. Avec pour objectif le bien-être des travailleurs et des usagers. Sur le terrain, ce modèle a aussi ses difficultés. Tour d’horizon des enjeux.

Dans le paysage de l’autogestion en Belgique, les maisons médicales font figure de pionnières. Sur papier, le concept est séduisant: partage des pouvoirs et des responsabilités, interdisciplinarité et même égalité salariale dans certains cas. Avec pour objectif le bien-être des travailleurs et des usagers. Sur le terrain, ce modèle a aussi ses difficultés. Tour d’horizon des enjeux.

«De mon expérience de terrain, j’ai constaté qu’on se lance dans ce modèle alternatif sans toujours mesurer à quel point il se construit», explique Ingrid Muller. Animatrice au sein de l’Intergroupe liégeois des maisons médicales et attachée au pôle éducation permanente de la Fédération des maisons médicales, Ingrid Muller a une vision globale et sur le long terme de l’autogestion. Un modèle qui ne va pas toujours de soi… L’autogestion a été choisie par les créateurs des maisons médicales, plannings familiaux et centres extrahospitaliers de santé mentale, dans l’atmosphère contestataire des années post-68. Les fondateurs de ces institutions d’un nouveau genre revendiquaient une organisation sans hiérarchie et une répartition égalitaire des revenus. Cela dans le but de proposer un modèle plus démocratique de soins et d’assurer le bien-être des travailleurs et des usagers. Quarante ans plus tard, le modèle a subi des transformations, au gré des crises internes et plus généralement de l’évolution de la société, mais les valeurs de l’autogestion restent toujours défendues au sein des maisons médicales. L’autogestion est d’ailleurs un critère d’adhésion à la Fédération des maisons médicales et un critère d’agrément en Région wallonne.

La maison médicale du Laveu à Liège, créée en 2001, illustre la richesse et les difficultés de ce mode d’organisation du travail. L’autogestion s’y traduit par des réunions d’équipe – composée de 16 à 17 personnes – deux fois par semaine. L’assemblée générale rassemble tous les travailleurs de la maison médicale. Elle est également ouverte aux extérieurs et à d’anciens travailleurs. Le conseil d’administration est quant à lui composé de trois travailleurs de la maison médicale élus – et non de tous les travailleurs comme cela l’était originellement dans les maisons médicales – et d’une personne extérieure mandatée.

La participation, entre responsabilité et contrainte

L’autogestion, au quotidien, implique un engagement fort de la part des travailleurs. Si la participation de tous les travailleurs peut être envisagée comme «une promesse d’approfondissement de la démocratie»(1), selon les mots de Julien Charles, auteur d’une thèse sur la participation, elle induit aussi des «exigences et contraintes». «Nous avons eu des moments de rupture. Il y a eu des départs, on a dû se reconstruire», explique Sébastien Derouaux, délégué à la gestion journalière de la maison médicale du Laveu, qui ne cache pas que, dans ces moments de crise, «on entendait qu’un bon chef serait bien mieux!» Pour préserver les valeurs autogestionnaires, la maison médicale a dû faire des compromis. «Très vite on a accepté l’idée que prendre toutes les décisions ensemble n’était pas possible. Certains travailleurs avaient souffert dans le passé de la gestion participative dans laquelle, pour le dire en résumé, tout le monde décidait de tout. Ils avaient conscience que cela était ingérable. Les grandes orientations stratégiques ont été décidées en équipe et nous avons mis en place un système de délégation. Nous fonctionnons par groupes de travail. Cela permet de prendre certaines décisions plus rapidement», poursuit-il. Aujourd’hui, la maison médicale préfère d’ailleurs le terme cogestion à autogestion, «pour insister sur le fait que ça ne se fait pas tout seul».

«Très vite on a accepté l’idée que prendre toutes les décisions ensemble n’était pas possible»

Autre source de conflit potentielle: l’égalité salariale. Dans les maisons médicales à leurs prémices, tout le personnel – des membres de l’accueil aux médecins – percevait le même revenu. Si certaines maisons médicales, surtout à Liège, s’en tiennent toujours à une égalité salariale stricte, la maison médicale du Laveu fonctionne aujourd’hui à deux barèmes. L’un pour les médecins, l’autre pour le reste du personnel. «L’important n’est pas tant l’égalité salariale mais les valeurs qu’elle sous-tend», considère Sébastien Derouaux, qui se rappelle d’ailleurs que «les moments où l’on parlait le plus d’argent coïncidaient avec une gestion difficile». Et d’observer: «Depuis longtemps, il n’y a plus de discussion en termes de revendications salariales. Si ça fonctionne aujourd’hui, c’est parce qu’il y a une meilleure harmonie par rapport à ce qu’on attend de chacun dans la cogestion».

Un modèle à repenser constamment

«Il n’existe pas de recette de l’autogestion», explique Ingrid Muller, «il faut se demander comment fonctionner selon l’équipe qui existe.» La Fédération des maisons médicales épaule les équipes à travers des formations, notamment des modules pour aider à la décision collective. La maison médicale du Laveu a opté en 2009 pour la dynamique participative. Mode circulaire, prise de décision par consentement ou encore élection sans candidat font partie du jargon un peu complexe pour signifier des techniques «qui visent à diminuer la place prise par l’émotionnel durant les réunions», rapporte Sébastien Derouaux. Parmi les autres difficultés rencontrées actuellement par les maisons médicales, Ingrid Muller rapporte le manque de soutien des administrateurs: «À l’époque, le CA était constitué de l’ensemble des travailleurs. On n’en est plus là. Certains travailleurs sont mandatés. Un kiné le jour peut se retrouver administrateur le soir. Cela s’avère difficile à gérer. Ils sont dans une gymnastique de positionnement, se sentent à la fois employeurs et employés.»

Outre cet appui concret, la Fédération des maisons médicales veille aussi à réaffirmer et à défendre les valeurs de l’autogestion auprès des nouveaux travailleurs. «Si le mouvement des maisons médicales a une longue histoire en autogestion, cela ne veut pas dire que les travailleurs ont cette longue histoire… L’implication n’est pas la même aujourd’hui qu’hier», explique Ingrid Muller, qui évoque «un enjeu de réappopriation.»  À la maison médicale du Laveu, on ne souffre pas de conflits de générations. «L’équipe est très homogène au niveau des âges; cela évite le clash entre les puristes et les plus jeunes», explique Sébastien Derouaux. De plus, souligne-t-il, «on prend soin pendant les entretiens d’embauche d’expliquer les valeurs de la maison. On questionne les candidats sur l’adhésion au projet». Il concède toutefois que la relève est parfois difficile à trouver, «surtout pour les médecins et les infirmières, parce que beaucoup d’entre eux n’ont eu comme unique expérience que leur stage en hôpital, à mille lieues de notre manière de fonctionner».

Ne pas perdre de vue les patients

À force de discuter du fonctionnement de l’équipe, en oublierait-on presque l’objectif pour les patients? «L’objectif n’est pas que la satisfaction des travailleurs. Ils ont besoin de soutien mais la priorité reste les soins et leur continuité», insiste Ingrid Muller, «chaque travailleur doit prendre sa place dans le suivi du patient, en travaillant les rapports horizontaux. Il faut rappeler cet enjeu-là. On n’est pas démocrate pour faire gentil». Sébastien la rejoint: «L’autogestion nous permet de garantir la transdisciplinarité, essentielle dans les soins de première ligne. On défend un partage du re
gard. Bien sûr, on ne se défait pas des représentations sociales – un médecin reste un médecin – mais on essaye de les abolir.» Et d’avouer réfléchir aussi à la dimension politique de ce modèle: «Comment notre manière de travailler peut-elle avoir un impact hors les murs? C’est un système alternatif, reconnaissons-le. Nos patients en ont-ils conscience? Comment le transmet-on?» La maison médicale est d’ailleurs en train de voir éclore une association de patients. Le processus illustre une nouvelle fois les valeurs de l’autogestion: «Notre volonté n’a jamais été de créer un comité de patients. Ce sont eux qui ont manifesté cette envie. Il reste à le construire ensemble.»

(1) Julien Charles, «Les charges de la participation», SociologieS [Online], First texts, Online since 15 November 2012, connection on 20 September 2015. URL : http://sociologies.revues.org/4151

Manon Legrand

Manon Legrand

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