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Dans la chasse au fraudeur, tous les moyens sont-ils bons?

En quelques mois, le gouvernement fédéral a multiplié les mesures pour accentuer la lutte contre la fraude sociale. Avec une constante: l’utilisation des données privées des citoyens et leur croisement avec les bases de données des différentes administrations. Une stratégie qui pose de sérieuses questions en matière de protection de la vie privée.

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(c)Chris Beckett - CC BY-NC-ND 2.0 Traquer le fraudeur, et tant pis pour la vie privée ?

En quelques mois, le gouvernement fédéral a multiplié les mesures pour accentuer la lutte contre la fraude sociale. Avec une constante: l’utilisation des données privées des citoyens et leur croisement avec les bases de données des différentes administrations. Une stratégie qui pose de sérieuses questions en matière de protection de la vie privée.

«Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à craindre.» Ces mots prononcés par le député MR Denis Ducarme résument toute la philosophie des mesures prises par le gouvernement fédéral pour lutter contre la fraude sociale. Entre les lignes des différents projets passés sur la table du Conseil des ministres, transparaît la vision d’un chômeur ou d’un allocataire social perçu comme un fraudeur en puissance qu’il faut à tout prix contrôler.

Contrôle des données privées

Il y a d’abord eu le retour des contrôles inopinés des chômeurs. Quelques semaines plus tard, le secrétaire d’État en charge de la lutte contre la fraude sociale, Bart Tommelein (Open Vld), annonce la mise en place prochaine d’un système de contrôle des données énergétiques des consommateurs pour lutter contre les domiciliations fictives. Enfin, le secrétaire d’État n’était pas peu fier d’annoncer début octobre le lancement de son fameux «Point de contact pour une concurrence loyale», un site internet où les particuliers sont invités à dénoncer en quelques clics des cas de fraudes sociales commises par des particuliers ou des entreprises.

Avec le développement des techniques de croisement des données et ce qu’on appelle notamment le «profilage», le gouvernement entend passer à la vitesse supérieure en mettant en place un contrôle systématique et à grande échelle des données privées des citoyens. Bart Tommelein, qui a dans ses attributions de secrétaire d’État la lutte contre la fraude sociale et la protection de la vie privée, ne s’en cache pas. «Beaucoup de mesures concernent le croisement de fichiers permettant d’identifier des fraudes potentielles. Aujourd’hui, l’exploration de données (datamining) et le couplage de données (datamatching) nous permettent de contrôler de manière plus ciblée.»

Bart Tommelein (Open Vld) n’était pas peu fier d’annoncer début octobre le lancement de son fameux « Point de contact pour une concurrence loyale ».

Des contrôles ciblés ou à large échelle des données privées, là est toute la question. Pour Stefan Verschuere, vice-président de la Commission de la protection de la vie privée, les projets du gouvernement constituent une vraie menace pour la protection des données des citoyens. «Toutes ces mesures se multiplient de manière assez constante. Elles ne sont pas isolées, loin de là. Elles doivent être replacées dans un contexte plus général.» Des mesures qui sont annoncées au compte-gouttes mais qui préfigurent des changements profonds. «Il y a une politique globale de remise en cause de la loi sur la protection de la vie privée qui est à l’œuvre et qui n’est pas débattue. Et quand une mesure ne fonctionne pas, on essaye d’arriver à ses fins avec une autre.»

Transfert des données énergétiques

Le 11 décembre 2015, les membres du gouvernement se sont mis d’accord sur un avant-projet de loi sur la transmission des données énergétiques des consommateurs. D’après ce texte, les sociétés de distribution et les gestionnaires de réseau devront transmettre automatiquement et systématiquement leurs données à la Banque Carrefour de la Sécurité sociale (BCSS). Une fois transmises à la BCSS, ces données de consommation d’eau, de gaz et d’électricité devraient être croisées avec les autres bases de données de l’Onem, Famifed (allocations familiales) et l’Inami. Si une personne bénéficie d’allocations sociales ou familiales et si on identifie chez elle un écart significatif par rapport à une consommation moyenne, le dossier pourra être transmis à l’inspection sociale.

Pour le secrétaire d’État à la lutte contre la fraude sociale, «une consommation d’énergie singulièrement haute ou basse peut révéler que les personnes concernées bénéficient d’une allocation plus élevée que celle à laquelle elles ont droit». Des affirmations qui font bondir les associations de terrain qui parlent d’une mesure irréaliste, injuste et illégale. François Grevisse, du Centre d’appui SocialÉnergie de la Fédération des services sociaux, estime que c’est totalement hasardeux de définir une norme au-dessous et au-dessus de laquelle une consommation d’énergie est considérée comme anormale. «La consommation d’énergie d’un ménage dépend de nombreux facteurs tels que l’état et la taille du logement, les équipements présents et les habitudes de consommation.» 

« C’est impossible de définir la consommation type d’un Belge moyen. Chaque client est différent. » Philippe Massart, porte-parole de Sibelga

Aucune norme de consommation moyenne ne peut raisonnablement être définie de manière réaliste. Même son de cloche du côté de Sibelga, le gestionnaire de réseau bruxellois. Son porte-parole, Philippe Massart, s’offusque quand on lui pose la question: «Cela fait 20 ans qu’on me le demande mais je suis incapable de répondre! C’est impossible de définir la consommation type d’un Belge moyen. Chaque client est différent.» En revanche, la consommation des clients dits «protégés», c’est-à-dire ceux qui bénéficient d’un tarif social, «est, elle, systématiquement supérieure à celle des autres clients», reconnaît Philippe Massart. De quoi apporter de l’eau au moulin de ceux qui estiment que la traque aux sous- et surconsommations est une «mesure particulièrement stigmatisante et discriminatoire qui vise les plus faibles».

Point de contact pour une concurrence loyale

L’autre projet phare de Bart Tommelein qui a lui aussi fait couler beaucoup d’encre est le lancement de son site internet intitulé «Point de contact pour une concurrence loyale». Derrière ce nom se retrouve le Service d’information et de recherche sociale (SIRS), la coupole qui regroupe les différents organismes compétents en matière d’inspections sociales. Pour son directeur, Michel Aseglio, «le but de cette initiative est d’avoir un seul point de contact auquel envoyer les informations et les dénonciations pour qu’elles soient ensuite traitées par des spécialistes qui connaissent déjà bien le labyrinthe des différentes inspections sociales en Belgique».

En deux mois, près de 1.300 plaintes ont été introduites via cette plateforme. Parmi celles-ci, la majeure partie porte sur le travail au noir (70%) et les domiciliations fictives (24/%). À peine 3% de ces plaintes concernent les questions de dumping social alors que l’ambition affichée était justement de lutter contre ce phénomène. Des chiffres qui pourraient surprendre mais qui n’impressionnent pas particulièrement Michel Aseglio. «Il y a entre 13.000 et 14.000 dénonciations par an, toutes administrations confondues. C’est une pratique bien ancrée dans notre société. Cela existe depuis toujours mais ce sera mieux contrôlé avec le point de contact.»

Dénonciation institutionnalisée

Lors de son lancement le 5 octobre 2015, de nombreuses voix se sont élevées contre la mise en place de ce nouveau portail web. Le président de la Ligue des droits de l’homme, Alexis Deswaef, parle ni plus ni moins d’une institutionnalisation de la délation. «Est-ce vraiment au citoyen de dénoncer ce type de pratique? On lui fait jouer un drôle de jeu. On met en place une société de la méfiance.» Michel Aseglio s’insurge quand il entend cela: «On fait un procès d’intention côté francophone. Avec ce site, on n’institutionnalise rien du tout. On ne fait que changer la boîte aux lettres pour rendre un meilleur service au citoyen.»

Un point de contact qui, d’après Michel Aseglio, n’en serait encore qu’à sa phase embryonnaire. Actuellement, deux personnes traitent les informations transmises via le site et les transfèrent aux inspections concernées. «Mais à terme, les choses sont amenées à évoluer. Un logiciel permettra de traiter les données et de les enrichir avec les autres données que les inspecteurs auront préalablement travaillées. Mais ça prend du temps parce qu’on attend l’autorisation de la Commission de la protection de la vie privée.»

«Si l’idée est vraiment d’aller plus loin dans l’utilisation des données, alors il fallait procéder autrement. À commencer par organiser un vrai débat public sur cette question au Parlement.», Stefan Verschuere, Commission de la protection de la vie privée

Un avis de la Commission qui est attendu très prochainement. Son vice-président suit de très près ce projet et s’inquiète des dérives qu’il pourrait engendrer: «Au départ, il ne s’agissait que d’une boîte aux lettres unique. Ce n’est qu’après qu’est apparue l’idée d’avoir derrière un grand système de profilage qui allait confronter ces informations avec d’autres bases de données en utilisant des critères que personne ne maîtrise. Ce qui est illégal.» Il s’agit d’un projet flou dont on devine les risques et qui pourrait aller bien plus loin que ce qui avait été annoncé initialement. Une manière de procéder que dénonce là encore Stefan Verschuere. «Si l’idée est vraiment d’aller plus loin dans l’utilisation des données, alors il fallait procéder autrement. À commencer par organiser un vrai débat public sur cette question au Parlement.»

Qui va payer?

Tous ces projets vont bien évidemment nécessiter des moyens importants. C’est un choix politique mais, pour beaucoup d’acteurs de terrain, on se trompe de cible. Pour le Centre d’appui SocialÉnergie de la Fédération des services sociaux, il serait plus judicieux d’utiliser ces moyens pour rénover des logements et réduire les factures énergétiques des plus précarisés. Le président de la Ligue des droits de l’homme va plus loin en rappelant la nécessité d’individualiser les droits sociaux. «Si on supprime le taux ‘cohabitant’, tout le monde aurait droit à une allocation de chômage d’isolé. Du coup, c’est tout le volet ‘fraude sociale’ qui disparaît.» Une mesure qui, dit-il, aurait un coût limité puisque «les inspecteurs pourraient se consacrer pleinement à la lutte contre la fraude fiscale qui, elle, rapporte beaucoup plus».

Dans le cadre de la transmission des données énergétiques, le porte-parole de Sibelga s’interroge. «La mise en œuvre de ce système pourrait coûter potentiellement beaucoup dargent. Qui va payer? On ne dit rien là-dessus. Nos actionnaires? [les communes bruxelloises, NDLR] Il nen est pas question!» Qui alors? Rien n’est précisé à ce stade mais le risque est bien réel que le coût de la mise en place de ces nouvelles mesures ait des répercussions sur la facture des consommateurs, y compris les plus précarisés.

Interview du vendredi de Luc Vandormael, président de la fédération des 262 CPAS de Wallonie, «En matière de violence sociale nous sommes au niveau quatre permanent», Pierre Jassogne, 8 janvier, 2016

Interview du vendredi des sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, « Derriere la fraude fiscale il y a un processus de déshumanisation et d’exclusion des peuples », Rafal Naczyk, 23 octobre, 2015

Francois Corbiau

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