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Economie

Aux racines de l’économie collaborative

Il y a deux décennies, les premiers internautes découvraient la Toile sur leur Commodore. Aujourd’hui, grâce au web, ils créent leurs supermarchés coopératifs et participatifs, leurs propres banques, leurs cohabitats. Matthieu Lietaert, coréalisateur du film «The Brussels Business», auteur du livre à paraître «Homo Cooperans 2.0», revient sur l’histoire d’Internet et son impact sur la société, de la préhistoire des mails jusqu’aux nouvelles plateformes de partage.

Il y a deux décennies, les premiers internautes découvraient la Toile sur leur Commodore. Aujourd’hui, grâce au web, ils créent leurs supermarchés coopératifs et participatifs, leurs propres banques, leurs cohabitats. Matthieu Lietaert1, coréalisateur du film The Brussels Business, auteur du livre à paraître Homo Cooperans 2.0, revient sur l’histoire d’Internet et son impact sur la société, de la préhistoire des mails jusqu’aux nouvelles plateformes de partage.

Il y a 20 ans, les citadins occidentaux se sont mis à parler d’un nouvel «objet wwwolant non identifié», appelé le world wide web. À l’époque, ils étaient 0,4% de la population mondiale. Ils sont aujourd’hui plus de 40%… L’ampleur du phénomène Internet est telle que si 80% de l’humanité n’avait aucune idée de son existence au début du millénaire, ils ne pourront sans doute plus s’en passer dans moins d’une décennie.

En parallèle au nombre d’utilisateurs qui augmente à une vitesse faramineuse, la nature de l’outil lui-même a énormément évolué. Au milieu des années 1990, le phénomène Internet se popularise avec les e-mails et les messageries instantanées. Dès 2000, les premiers blogs permettent à chacun de créer son propre contenu. Les réseaux sociaux font leur apparition en 2003, et, dans la foulée, Internet devient hypermobile avec l’arrivée des smartphones en 2007 et des tablettes en 2010.

Le phénomène Internet semble avoir lancé un mouvement que personne ne peut désormais plus arrêter. Jeremy Rikfin l’appelle «la troisième révolution industrielle», celle de la connaissance2. À la différence de matières premières non renouvelables, comme le charbon ou le pétrole sur lesquelles les révolutions précédentes se sont appuyées, l’information digitale ne diminue pas en fonction de son utilisation. Au contraire! Plus les communautés l’utilisent, la recyclent et la partagent, plus ils l’améliorent au profit du bien commun.

Stop. Rewind. Play

Nous voici au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le 27 septembre 1983. Richard Stallman y dévoile son système d’exploitation informatique GNU. Pour la première fois, le code source de ce système d’exploitation est en propriété libre, en open source. GNU est en effet accessible gratuitement à quiconque veut l’utiliser, voire l’améliorer3. En 1991, ce sera au tour d’un étudiant finlandais, Linus Torvalds, d’inviter le monde des développeurs à travailler sur ce qui deviendra Linux. Ce dernier est aujourd’hui le premier système d’exploitation libre, utilisé par plus de 73 millions de personnes et institutions dans le monde.

Dans une culture où tout créateur cherche à férocement protéger ses droits d’auteur, les créateurs du monde open source viennent mettre un grain de sable digital dans l’engrenage. Au lieu de concevoir un monde où les connaissances demeurent propriété de certains, ils les transforment en un «bien commun» disponible à tous. Stallman et Torvalds nous ont également appris qu’il était désormais possible de produire de pair à pair (peer-to-peer ou P2P), sans passer par des intermédiaires. Le programme LibreOffice ou le navigateur Firefox sont d’excellents exemples d’une production entre pairs, grâce à Internet, pour produire des programmes libres d’accès en concurrence directe avec l’empire de Bill Gates et les valeurs qu’il véhicule.

Où en est-on aujourd’hui?

La bataille sur le front digital suit son cours, mais la guerre pour l’open source est loin d’être gagnée. Ce que l’on constate est l’ouverture d’autres fronts, au-delà du monde informatique. Du côté de la consommation, les citoyens ont commencé à s’approprier Internet pour se partager leur voiture, leur maison, les jouets de leurs enfants et toute une série de biens sans faire appel à des intermédiaires. La possession de biens individuels a été transformée en services collectifs: ce qui est à moi, est à toi, est à nous. Du partage de voitures via Autopia au partage d’appartements via Airbnb, les ressources peuvent aujourd’hui être utilisées de manière beaucoup plus optimale qu’hier.

Du côté de la production, les cultures du pair-à-pair et du code source libre sont aujourd’hui de plus en plus utilisées dans les mondes industriels de l’électronique, la téléphonie, l’impression 3D, mais aussi de la pharmaceutique et des formations universitaires, sans oublier la fabrication de voitures et de maisons4. C’est dans ce contexte de passage du monde informatique à la production d’objets physiques qu’il faut comprendre la pollinisation des « Fabrication Laboratories », plus communément appelés Fab Labs5.

L’idée des Fab Labs trouve son origine une fois de plus au MIT, dans les années 1990. Neil Gershenfeld y développe l’idée d’un réseau urbain d’espaces de travail collaboratifs, mettant à la disposition du grand public des machines normalement utilisées dans le monde industriel. Quelques dizaines de milliers d’euros servent à équiper un atelier dans un quartier, permettant ensuite à des habitants comme vous et moi d’en louer l’usage pour construire des meubles (OpenDesk), voire le châssis d’une maison (WikiHouse) ou celui d’une voiture (Tabby ou Wikispeed)6.

Il est clair que ce sont encore des expérimentations, mais, en deux mots, ces espaces sont déjà en train de relocaliser la production dans les villes après 40 ans de mondialisation et de délocalisation. Internet n’a pas seulement libéré l’imaginaire, mais il permet également de créer des alternatives très concrètes dans le monde physique. Une soixantaine de Fab Labs existent déjà en France et sept en Belgique7. Les autorités de Barcelone sont déjà en train d’équiper chaque arrondissement de la ville avec un Fab Lab afin de créer une Fab City8.

Le phénomène est tel qu’il est déjà sorti des villes. Certains petits agriculteurs ont rapidement compris l’immense potentiel de cette révolution. L’Atelier paysan offre, par exemple, des formations aux agriculteurs afin qu’ils puissent fabriquer les machines dont ils ont besoin. Des plans de tracteurs, de moissonneuses-batteuses, d’éoliennes et de bien d’autres outils encore sont disponibles sur le web9. Et comme le rappelle leur site internet: «N’oubliez pas que l’arche de Noé a été bâtie par un amateur, et le Titanic par des professionnels10

Les révolutions du pair-à-pair et du code source libre ont même commencé à intéresser certaines régions surexploitées par la mondialisation. C’est le cas de l’Équateur. En mai 2014, le gouvernement a mis en place une plateforme visant «une transition vers une société FLOK, une société Free/Libre basée sur l’Open Knowledge»11. L’agriculture open source est l’un des 15 projets pilotes qui permettent de connecter des communautés indigènes locales avec les savoirs de la communauté mondiale open source, sans plus devoir passer par les multinationales occidentales.

Vers une société proactive

À l’horizon, un phénomène devient de plus en plus clair: la disparition des intermédiaires. C’est la magie du pair-à-pair. En moins de 15 ans, la critique de la mondialisation s’est transformée en alternatives réalistes, réalisées et réalisables. Nous sommes passés de l’idée qu’un autre monde était possible, à sa construction concrète. Les mouvements ne se limitent plus à critiquer le manque de mobilité urbaine, ils se mettent ensemble pour créer des alternatives concrètes de comobilité. Ils ne se limitent plus à critiquer les délocalisations, ils se réapproprient les outils de fabrication au niveau local en créant des Fab Labs. Ils créent leurs supermarchés coopératifs et participatifs, ils créent leurs propres banques, leurs cohabitats, etc.  Cela aurait été impossible sans Internet. Inimaginable il y a 15 ans. Aujourd’hui, le train est en marche et nous n’en sommes qu’au tout début.

 

 

 

1. Information et question: matthieu@notsocrazy.eu

2. Jeremy Rifkin, La nouvelle société à coût marginal zéro, 2014.

3. Sam Williams, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée, 2010.

4. Liste des projets de produits open sourcehttp://en.wikipedia.org

5. Neil Gershenfeld, The States of Fab Labs, FabCity Symposium, Barcelona, 08/07/2014 — www.fabfoundation.org

6. Faire émerger et connecter les Fab Labs en France, fing.org

7. Liste des Fab Labs dans le monde — http://wiki.fablab.is/wiki/Portal:Labs

8. Simone Cicero, «Global Transitions, FabLabs and FabCities», 22/04/2014 – http://www.open-electronics.org

9. Agnès Rousseaux, «Ces agriculteurs et ingénieurs qui veulent libérer les machines», 12/11/2013 www.bastamag.net

10. www.latelierpaysan.org

11. FLOK Society, Research Plan, 2014 — http://en.wiki.floksociety.org

 

Matthieu Lietaert

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