Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Economie

Agriculteur et propriétaire? Mourir à petit feu

Ils s’appellent Damien, David, Fabian et Joseph. Quatre agriculteurs qui, du jour au lendemain, ont perdu les terres qu’ils exploitaient. Grâce à Terre-en-vue, ils ont pu continuer à pratiquer leur métier et surtout faciliter la transmission de leur ferme.

«Aujourd’hui, notre exploitation tient la route, mais la transmission doit se faire petit à petit. Je ne voudrais plus d’une exploitation comme celle qu’avait mon père il y a six ans avec les risques de spéculation autour des prix des terres.» Fabian, ici avec son père, deux agriculteurs.

Ils s’appellent Damien, David, Fabian et Joseph. Quatre agriculteurs qui, du jour au lendemain, ont perdu les terres qu’ils exploitaient. Grâce à Terre-en-vue, ils ont pu continuer à pratiquer leur métier et surtout faciliter la transmission de leur ferme.

Damien et David Jacquemart exploitent chacun une ferme à Saint-Gérard en province de Namur. Ensemble Damien et David louent 70% des terres qu’ils cultivent. Une réalité représentative de beaucoup d’autres fermes puisqu’en moyenne, un agriculteur compte 70% de ses terres en location et 30% en propriété. Mais après le décès du propriétaire, les héritiers ont décidé de vendre, ce qui signifiait quasiment la fin des activités de Damien et David. «Quand on a appris cette nouvelle, c’était une catastrophe, se rappelle Damien Jacquemart. Aucun des deux frères n’avait la capacité financière pour acheter toutes les terres louées. Dans le monde agricole, être propriétaire a toujours été une façon de survivre», explique Damien. «Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen de mourir à petit feu car désormais pour continuer à faire vivre son activité, il faut s’endetter en permanence. De plus en plus de fermiers sont pieds et mains liés aux banques, sans avoir la liberté d’agir comme bon leur semble.»

«Si on ne doit pas investir dans le foncier, la partie la plus lourde, l’agriculteur peut s’investir pleinement dans son activité et voir l’avenir plus sereinement.» Damien, fermier

Depuis ses débuts en 1981, Damien a aussi vu le prix des terres s’envoler. «Quand j’ai commencé, j’ai acheté des terrains à moins de 10.000 euros. Trente ans plus tard, ils coûtent plus du double, voire le triple. Tout est virtuel là-derrière. Ce n’est que pure spéculation. C’est surtout la conséquence d’un agrandissement démesuré des exploitations agricoles», dénonce-t-il. Situation qui conduit, à ses yeux, à une morosité terrible dans le milieu. «Entre fermiers, on a peur l’un de l’autre. Celui qui montre une petite défaillance risque de se faire manger tout de suite.»

Canards et cata

Malgré les difficultés et afin de maintenir leur activité, Damien et David décident de contacter Terre-en-vue. Depuis 2010, cette asbl achète des terres agricoles via la solidarité de citoyens par une collecte d’argent et les donne ensuite à des agriculteurs afin que ces derniers y développent des projets tournés vers l’agroécologie, l’agriculture paysanne ou les circuits courts. Cette coopérative permet surtout de maintenir une activité paysanne familiale. «Si notre action marche, Terre-en-vue sera propriétaire, tandis que nous serons locataires. Nos successeurs ne devront pas racheter les terres. Cela les libère d’un fameux fardeau car un jeune qui reprend une ferme aujourd’hui est endetté avant même d’avoir commencé s’il doit acheter des terres, poursuit Damien Jacquemart. Si on ne doit pas investir dans le foncier, la partie la plus lourde, l’agriculteur peut s’investir pleinement dans son activité et voir l’avenir plus sereinement.» Aujourd’hui, plus de 100 coopérateurs ont déjà décidé de soutenir le projet qui a pour objectif de récolter 500.000 € pour les 24 hectares à acquérir. Dans le même temps, deux jeunes agriculteurs à la recherche d’un espace ont rejoint les deux fermes pour aider Damien et David, mais aussi pour lancer leur projet respectif: l’un dans l’élevage de canards, l’autre dans la production de fromage de chèvre.

«Pour les agriculteurs, la ‘cession-remise’ de leur ferme est très souvent leur capital-pension.» René Collin, ministre wallon de l’Agriculture

Joseph et Fabian Renaud sont père et fils. Eux aussi ont dû faire appel à Terre-en-vue pour maintenir leur exploitation située à Hotton en province de Luxembourg. Jusqu’en 2010, la ferme tourne à plein régime. Depuis des années, Joseph loue 52 hectares sur le camp militaire de Marche-en-Famenne. La relève est assurée avec son fils Fabian qui partage son amour pour la terre et les bêtes. Mais en 2010, catastrophe! Ils perdent l’ensemble des terres situées sur le camp militaire. Elles sont désormais louées à celui qui mettra le prix le plus fort. Les prix s’envolent, et du jour au lendemain, il leur reste alors 5 hectares en propriété et une quinzaine d’hectares en location. «C’était largement insuffisant pour envisager toute reprise de ma part, explique Fabian. Pour mon père, c’était toute sa carrière qui s’écroulait quand il a dû vendre son troupeau laitier.» Pendant deux ans, la ferme n’est plus rentable. Puis, en 2013, les événements s’accélèrent. «Mon père part à la pension mais il garde une activité professionnelle dans la ferme. De mon côté, je reprends la moitié de la ferme en activité d’indépendant complémentaire, tout en gardant une activité salariée à 4/5 temps en dehors de la ferme. On décide aussi de se diversifier en ouvrant un petit magasin pour vendre les produits de la ferme.» La même année, un fermier leur propose une prairie de 10 hectares à proximité de l’exploitation pour 125.000 euros. C’est dans ce cadre-là qu’ils font appel à Terre-en-vue. À ce jour, 128 coopérateurs soutiennent la ferme de Joseph et Fabian Renaud. Depuis l’exploitation est rentable et la transmission se précise. Début 2017, Fabian augmentera encore sa présence à la ferme, en conservant son emploi à mi-temps. «Aujourd’hui, notre exploitation tient la route, mais la transmission doit se faire petit à petit. Je ne voudrais plus d’une exploitation comme celle qu’avait mon père il y a six ans avec les risques de spéculation autour des prix des terres.»

Des fermes en guise de pension

En Wallonie, la situation est particulièrement dramatique. On compte actuellement deux fois moins de fermes qu’il y a vingt ans alors que la surface agricole, elle, n’a pratiquement pas changé. Rien d’étonnant à cette évolution puisque, entre 1980 à 2013, la superficie moyenne des exploitations agricoles a plus que doublé. Face à cette réalité, la Région est bel et bien consciente des difficultés en matière de transmission. «Outre la pénibilité du métier, l’activité agricole se développe à long terme. Les jeunes agriculteurs ont besoin de perspectives. Or l’instabilité des politiques agricoles et la volatilité des marchés rendent ces perspectives moins prévisibles. Puis il faut être sûr que la ferme reprise procurera suffisamment de richesse pour faire face aux obligations financières et soit donc viable pour installer un jeune», analyse René Collin, ministre wallon de l’Agriculture. Pour les accompagner, la Wallonie octroie 70.000 € pour un jeune qui s’installe. La volonté du ministre est surtout de stimuler le modèle «le plus durable à mes yeux», celui de l’association d’un jeune avec un plus ancien. «Cela permet de bénéficier de la main-d’œuvre et de la sagesse de l’agriculteur expérimenté alliées à la vigueur et la créativité de la jeunesse.» Toutes les associations de ce type peuvent bénéficier de tous les avantages jeunes à condition que le pouvoir de décision soit bien aux mains du jeune agriculteur. Se pose aussi la question du vieillissement des agriculteurs. L’âge moyen des agriculteurs est très élevé et tourne autour des 55 ans. Aujourd’hui, 45% des agriculteurs ont 65 ans et plus, tandis que seulement 5% ont moins de 35 ans. «Ici aussi les situations sont multiples en matière de succession. Pour les agriculteurs, la ‘cession-remise’ de leur ferme est très souvent leur capital-pension. Certains font le choix de remettre l’entièreté de l’exploitation à un jeune, le cas échéant en dehors du contexte familial. D’autres préfèrent remettre au plus offrant les différents éléments de l’exploitation séparément», rappelle le ministre. C’est malheureusement ce deuxième scénario, le plus typique, qui favorise des exploitations de plus en plus grandes et le développement de l’agro-industrie au détriment de l’agriculture familiale. D’autant plus que, pour quatre agriculteurs qui arrêtent, il n’y en a qu’un qui s’installe en Wallonie.

 

Focales n°21, «Terre-en-vue : Pour que la terre nourrisse», Olivier Bailly et Loïc Delvaulx, novembre 2015.

«Qui osera être agriculteur demain?», dossier Alter Échos n°407, juillet 2015.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)